On ne sera jamais passé aussi près de l’overdose tarantinienne. À force de sorties hystero-beaufs , de propos lapidaires (sa détestation surfaite de John Ford) et d’une auto-suffisance un peu gênante (le « Je crois que c’est mon chef d’oeuvre » à la fin d’Inglourious Basterds), on n’attendait pas Les 8 salopards très sereinement. D’autant plus que les retours des premières projections en 70 MM étaient calamiteuses et les premiers avis sur le film peu flatteurs. Il suffit pourtant de quelques minutes des 8 salopards pour faire taire toutes les rumeurs et oublier l’extravagance du personnage. Avec le plan inaugural du film, c’est le cinéma qui parle et il est impressionnant de maîtrise autant dans sa durée que dans la précision du cadre et du mouvement d’appareil. En filmant ce crucifix sur le bord d’un chemin enneigé où circule une diligence, au rythme tout en tension retenue de la musique somptueuse d’Ennio Morricone, Tarantino se joue une première fois du spectateur. Car ce même plan sera répété à l’identique plus tard dans le métrage, mais cette fois en nous en dévoilant le contre-champs, comme si le réalisateur s’adressait directement à nous pour nous dire : « Vous avez eu le temps de bien l’observer une première fois, cette image. Et bien, je vous ai menti ».
Le mensonge est ainsi posé comme principe narratif central du film, qui ne sera que cela : une gigantesque partie de poker menteur. Mais surtout, ce qui surprend dans cette introduction, qui refuse l’effet spectaculaire, c’est la façon dont Tarantino la joue low profile, ce qui situe paradoxalement Les 8 salopards comme son film le plus humble et le plus ambitieux, peut-être son plus important depuis Reservoir Dogs, avec lequel il entretient d’ailleurs un dialogue permanent. Le réalisateur de Inglourious Basterds et Django Unchained ne veut plus procéder à une réécriture de l’histoire, son projet n’est plus de vaincre le nazisme grâce au médium cinéma ou de libérer le peuple noir de l’esclavagisme, non. L’intention est ici plus modeste, ce qui ne veut pas dire pour autant que Les 8 salopards n’a rien à affirmer sur l’Histoire des Etats-Unis, au contraire.
Sous ses allures de mystère en huit-clos à la Agatha Christie, Les 8 salopards contient en effet en sous-texte une relecture des fondations de l’Amérique de l’immédiat après-guerre de Sécession, les tensions raciales qu’elle a laissées, la fin de la justice expéditive du Far West, la place de la femme dans la sociéé, les bases sanglantes sur lesquelles s’est construite l’Amérique. Pour illustrer cette épisode de l’histoire, il faut en passer par la perte de l’innocence, signifiée ici par le massacre dans la mercerie de Minnie, petit havre accueillant avec ses étagères de bonbons, où l’on fait du bon café et du bon ragoût. C’est un acte de violence insoutenable, qui s’exerce de façon aveugle sur des innocents. La scène est d’autant plus marquante que Tarantino maîtrise totalement le tempo du métrage : après une première partie qui retient les chevaux, plus verbeuse, le dernier acte après l’entracte fait résonner les colts et couler le sang, en alternant le plus pur style western et des intrusions inattendues dans le genre de l’horreur purement graphique. On ne se refait pas : Tarantino a besoin de régurgiter ses influences, mais ici de façon très cohérente, sans que l’intention du clin d’œil cinéphile ne soit jamais sur-signifiée dans un geste post moderne (là où dans Inglourious Basterds il donnait l’impression de faire la leçon sur le cinéma de propagande).
On verra ainsi dans Les 8 salopards des réminiscences de The Thing (huit-clos enneigé, intrus, Kurt Russel, Ennio Morricone), influence avouée, mais aussi de Dragon Inn, autre film d’ « auberge », Le grand silence de Sergio Corbucci, Rio Bravo d’Howard Hawks, de la série B et Z, mais aussi de son propre cinéma, Reservoir Dogs en tête, donc, dont il est un quasi remake, permettant de mesurer la maturité (déjà affirmée dès Jackie Brown) d’un cinéaste qui maîtrise tout de façon insolente. À ce titre, le 70 MM dont on redoutait le gadget de cinéphile nostalgique est en fait le format qui permet au réalisateur de situer dans un même cadre les personnages dans le premier et le second plan, leurs déplacements et les interactions entre chacun d ‘eux, toutes choses primordiales pour le spectateur, dans ce jeu de Cluedo en espace clos, où chacun y va de son bluff pour survivre. Les mots, le dialogue sont ici donc essentiels, ce qui fait dire aux anti-Tarantino que son cinéma est « verbeux ». Or tous ses films ne reposent-ils pas là-dessus ? Des gangsters qui palabrent sur tout et rien pour tuer le temps, discutent du sens caché des paroles de Madonna ou du massage de pieds entre deux coups ? Qui usent de la rhétorique pour tromper et tuer (la fameuse scène où Samuel L. Jackson persuade Chris Rock d’entrer dans le coffre de la voiture dans Jackie Brown). Comme le débat sur la violence de ses films, cette sentence d’un cinéma de trop de mots est nulle et non avenue, le texte des 8 salopards étant réglé comme du papier à musique et sonne comme une partition dans la bouche d’acteurs au sommet de leur forme. Comme le chef d’orchestre qui signe-là l’un des films les plus essentiels de sa filmographie.
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