On entre au Bikini ce soir du 1er février avec un sentiment contradictoire. L’excitation d’assister à un événement unique, la première tournée de Godspeed You ! Black Emperor après huit ans d’absence, et l’unique date en province avec Marseille – événement dont on mesure le privilège à sa juste valeur – et la peur d’être déçu par ces retrouvailles, de les avoir trop fantasmées, idéalisées, la crainte que la solennité du moment et de la musique ne suscite une distance, voire l’ennui. Le collectif canadien est en effet l’objet d’un culte auprès des amateurs de post rock, dont ils sont non pas les inventeurs stricto sensu mais bel et bien les parrains. Ce genre musical, auquel on peut associer des groupes comme Explosions In the Sky ou Mogwai véhicule toujours un cliché tenace de musiciens gratouillant longuement quelques accords de guitares avant un déluge sonore paroxystique, véritable mur du son à haut volume en forme de climax. L’attitude associée au post rock est cérémonieuse, austère voire dépressive, la musique est impliquante pour qui veut s’abandonner aux états émotionnels qu’elle peut provoquer. Oui, les clichés autour du post rock ont la vie dure, cette impression de grande messe se vérifie d’ailleurs dans la salle où les spectateurs sont accueillis par une fréquence d’infra basses très lourde, diffusée en boucle dans les hauts parleurs, comme une alarme préparant au blitzkrieg qui nous attend.
Le premier assaut est donné par Colin Stetson, autre signature du label canadien Constellation Records qui distribue GY !BE dans le monde. Soliste et multi-instrumentiste, il alterne sur scène saxophones basse, alto et ténor, et construit un univers ample et fascinant, puissant et oppressant. La performance à la fois technique et physique impressionne, la respiration lui permettant de produire un son sans interruption sur la totalité des morceaux. A l’écoute, on croit distinguer, hormis le son de l’instrument, des boucles rythmiques distinctes ou un accompagnement de basse. Pourtant, Colin Stetson n’utilise aucune boîte à rythme mais rien d’autre que ses cuivres qui construisent un univers au croisement du jazz et de la musique contemporaine. Il fait mieux que de faire patienter en attendant le plat de résistance, comme c’est hélas souvent le cas des premières parties. L’effet de sidération provoqué sur le public et considérable et dans l’intervalle, les membres de Godspeed accordent leurs instruments, installent leur matériel.
Les Canadiens ne « montent » pas sur scène, ils sont huit, trois guitaristes, deux bassistes, deux batteurs et une violoniste, chacun est déjà à sa place lorsque sur le fonds de scène, le mot « HOPE » est projeté. Le premier morceau permet à chaque musicien d’y entrer selon un schéma classique dans le groupe. Il faut ici mesurer l’apport considérable du violon dans la musique de GY !BE car il dessine généralement le premier motif musical, répété de façon à ce que chaque autre instrument puisse le rejoindre dans une montée lente et progressive qui installe au fur et à mesure une tension quand la rythmique se fait plus lourde et menaçante et qui explose en catharsis dans un mur de guitare chaotique, bruitiste et intense. Le volume sonore considérable déployé par les amplis de salle autorise une expérience physique de la musique, mais reste suffisamment juste, fine et intelligible pour distinguer chaque strate de son tricoté par les membres du groupe. Même s’ils ne communiquent pas entre eux ni avec la salle, la complicité et la cohérence est manifeste tant ils jouent bien ensemble. Les structures des morceaux sont complexes, à base de mouvements parfaitement agencés, leur interprétation est exécutée au cordeau, tant dans les montées simultanées que dans les ruptures de rythme.
Les morceaux s’étirent ainsi sur une vingtaine de minutes, la durée et la répétitivité provoquant chez le spectateur des états de transe. Il suffit d’observer les réactions du public, littéralement possédé, improvisant des pantomimes, qui hoche la tête en rythme, tape dans les mains entre les morceaux dans un simulacre d’applaudissement, comme un moyen de revenir à la réalité, comme on sort d’une hypnose en claquant des doigts. Les projections participent à cette impression d’apocalypse, de fin du monde ou d’une époque : illustrations post industrielles d’usines en flammes, de terrains en friche, de déchetteries, des schémas de machines, des plans de ville, des voies ferrées qui ne mènent nulle part, autant de figures qui contredisent l’espoir promis initialement. L’expérience est radicale et exigeante, sept titres et près de deux heures trente plus tard – sans doute plus que le cerveau ne peut en supporter – on ressort exsangue et un peu épuisé mais avec la certitude d’avoir assisté à quelque chose d’unique, vécu un moment rare qui transcende le simple concert pour toucher à l’art.
Note: