Avec The Voices, Marjane Satrapi compile les genres et les ruptures de rythme pour dessiner l’état de schizophrénie d’un tueur en série sans jamais prendre partie. Un objet drolatique, funeste, culotté aux frontières de l’intime, parfois un peu vain qui pâtit de l’interprétation fade de son interprète principal, Ryan Reynolds.
Mais où était donc passée Marjane Satrapi ? Depuis son coup de maître Persepolis qui avait raflé le prix du Jury au Festival de Cannes en 2007 sous le haut patronage de Stephen Frears, rien ou pas grand chose. Il faut dire que cette adaptation autobiographique couronnée l’année suivante par deux César était un coup de tonnerre sur fond de privation des libertés individuelles en Iran dans le contexte de la guerre Iran – Irak. Remarquable donc, tant sur l’engagement politique et intime de la réalisatrice que sur l’inventivité profonde en termes d’animation et de renouvellement du genre. Une œuvre résolument fondatrice à ranger aux côtés de Maus du génial Art Spiegelman.
Derrière ce fut donc une traversée du désert artistique avec deux films plus que mineurs : Poulets aux Prunes (2011) et la Bande des Jotas (2013).
Revoilà donc Marjane Satrapi, loin de l’animation et de Téhéran, affranchie de ses saillies autobiographiques.
Ici il s’agit d’un pur film transgenre relatant l’état viscéral de schizophrénie d’un tueur en série un peu simplet et obsessionnel happé par une réalité macabre qu’il ne peut contrôler.
Ce tueur, c’est Jerry (Ryan Reynolds). Jerry est un employé modèle travaillant dans une fabrique de baignoires posée au beau milieu d’une petite ville américaine, non moins modèle, Milton, où il fait bon vivre. Une petite ville en guise de sucrerie nappée de rose et de fluo où les habitants sont tous très aimables et claironnent the american way of life.
Dans ce tableau idyllique de mièvrerie, l’atmosphère est pourtant suspecte.
Jerry est schizophrène. Il mène une vie ordinaire avec ses deux animaux domestiques, doués de parole : un chien pataud toujours de bon conseil et un chat vicieux et pervers. Un peu comme les deux diablotins qui incitent Milou, le fidèle de Tintin, à choisir entre un bel os appétissant et le parchemin qui sauvera la vie de son maître.
L’os ici, ce sont les femmes. Jerry les aime morceau par morceau jusqu’à les détailler pour les collectionner dans de petites barquettes réfrigérées et converser des heures durant avec leurs têtes décapitées. Le parchemin, c’est son traitement médicamenteux censé l’amputer de ses pulsions obsessionnelles. Le choix est vite fait. Et ce n’est pas cette musique folk sirupeuse omniprésente dans le film qui entravera le dérèglement progressif de Jerry.
Partant de ce principe, le film repose donc intégralement sur le regard d’un type qui ne voit pas les choses comme les autres. Tout est question de projection d’un cerveau malade. Mais un cerveau malade qui contemple l’Amérique bigger than life. Un parti pris fort qui trouve ses limites dans son interprète principal, Ryan Reynolds et dans ce qu’il donne à voir.
Par son thème, on pourrait s’attendre à une resucée du terrifiant Schizophrenia de Kargl ou au puissant Fight Club de Fincher. On est assez loin de ces deux références. Ici, on navigue plutôt du côté d’un Truman Show avec quelques saillies gore plein cadre ou aux envolées comiques de Fous d’Irène.
Oui mais voilà, Ryan Reynolds n’est pas Jim Carrey. Et on se prend à regretter ce qu’aurait pu être le film avec la folie d’un acteur capable d’interpréter dans une même scène le désenchantement le plus profond et l’horreur la plus absolue. Un acteur caméléon, rugueux, intense, débridé, déjanté capable de douceur et de romantisme.
Ryan Reynolds est fade, lisse sans aspérité et c’est tout le problème du film, car ce qu’il nous donne à voir l’est parfois tout autant.
Alors reste le culot de Marjane Satrapi dans sa capacité à mélanger les genres, à livrer un objet hybride et assez radical primé au Festival de l’étrange et à Gérardmer, et sélectionné à Sundance. On y lit une part intime de sa propre schizophrénie de cinéaste après le vertige de Persepolis et les errements qui ont suivi. Alternant sans vergogne le film gore et la comédie musicale de Broadway, la comédie romantique et le thriller paranoïaque, le conte gothique et le drame fantaisiste, elle livre un véritable recueil de ce qui fait l’histoire des films de genre. Ici, pas une trace d’animation si ce n’est dans la construction des plans jaillissant comme des vignettes de bandes dessinées.
Marjane Satrapi est donc de retour. Et cette incursion dans une cinématographie bien loin des bases de la réalisatrice ouvre le champ de nouveaux possibles que nous sommes curieux de découvrir. Comme après Persepolis.
The Voices, en salles le 11 mars 2015
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