Terre, pluie, vent et flammes. Le dernier film d’Alexeï Guerman est imprégné, du début à la fin de ses trois longues heures, par la force des quatre éléments. On pourrait aussi y ajouter des « entre-deux » d’éléments, comme la boue omniprésente, les explosions, les étincelles ou les formes escarpées de la roche. L’occurrence, dans presque chaque plan de cette nature envahissante, monstrueuse et périlleuse, quasiment personnage à part entière du film, fait naître à l’image le fantôme de la création si particulière de cette œuvre posthume du mal aimé Alexeï Guerman, pourtant auteur de quelques-uns des plus grands films russes de la deuxième moitié du vingtième siècle (Khroustaliov, ma voiture !, 20 Jours sans guerre ou La Vérification). Au-delà même de la décennie de tournage et de montage éprouvant de Il est difficile d’être un Dieu, qui vit notamment le chef opérateur décéder, puis remplacé et donc Alexeï Guerman himself, laissant à sa veuve et son fils le soin du final cut, l’idée d’une adaptation du roman phare des frères Strougatski sorti en 1964 émergea chez le cinéaste dès la fin des années 1960. Il retenta de le mettre en scène dans les années 80, mais finit par se résigner, déclarant sur cet échec, « Au tout début de l’ère gorbatchévienne, ce n’était pas difficile d’être un Dieu, en tout cas c’est ce qui nous semblait ». La relation qui unit ce film et son auteur est donc tumultueuse et à sa vision, il semblerait que cela transpire par tous les pores de l’image, déborde du cadre.
« Un groupe de scientifiques est envoyé sur Arkanar, une planète placée sous le joug d’un régime tyrannique à une époque qui ressemble étrangement au Moyen-Âge. Tandis que les intellectuels et les artistes sont persécutés, les chercheurs ont pour mot d’ordre de ne pas infléchir le cours politique et historique des événements. Le mystérieux Don Rumata à qui le peuple prête des facultés divines, va déclencher une guerre pour sauver quelques hommes du sort qui leur est réservé » : le résumé du film de Alexeï inondant la plupart des sources écrites et Internet. Ce que ne nous disent pas ces quelques lignes, en revanche, c’est que, derrière cette histoire farfelue et alambiquée, se cache une parabole contre le fascisme. Rappelons que les Strougatsky avaient écrit leur œuvre culte sous le régime soviétique et qu’il était de bon ton de cacher son discours sous un amas de fiction. Sur la planète Arkanar, on détruit les idoles et autres images, on persécute, emprisonne et torture les artistes et les hommes de science. L’obscurantisme régnant sur cette planète, double moyen-âgeux de l’URSS n’est finalement pas si éloigné que cela des pratiques dictatoriales, encore présentes dans de nombreux pays et même dans certaines démocraties qui se revendiquent comme libres. En cela, la parabole, même si elle parait moins efficiente et un peu datée en plein 21ème siècle, garde une certaine force.
La vraie force du film tient finalement dans la mise en scène même de cette parabole. On pourrait épiloguer de nombreuses heures sur la beauté du noir et blanc argentique, le fait qu’on a rarement autant ressenti le grain, la saleté de la pellicule, dans un film depuis longtemps, ou encore louer la virtuosité des multiples plans-séquences – fixes ou en mouvement – qui rythment le film et lui donnent un caractère hypnotique. Mais ceci n’est que fard finalement, la vraie beauté du film réside dans le style si particulier du réalisateur, cette présence du documentaire, de la réalité qui vient hanter la fiction. Pendant toute l’œuvre, Don Rumata et ses vassaux semblent constamment s’adresser à un être imaginaire caché derrière la caméra. En faisant cela, il prend à témoin le spectateur et l’amène dans la fiction pour lui faire ressentir la dureté de ce monde, mais il révèle aussi le caractère factice de l’entreprise : ce qu’on voit n’est qu’une sorte de théâtre géant où les murs sont en carton-pâte et les armures de plastique. Par l’intermédiaire de ces regards caméra transperçants, de ces mains qui viennent obstruer le champ, c’est à la fois la sincérité de la souffrance de ces hommes réduits à l’état de bêtes que l’on perçoit tout autant que la douleur de tous les êtres persécutés par un système. À travers son habituelle utilisation du documentaire, Guerman offre la meilleure mise en scène possible de la parabole.
L’autre grande réussite du film réside dans la place qu’il donne à la nature, mais surtout à l’eau et à ses variantes liquides, visqueuses ou poudreuses. Dès les premières secondes elle est là – magnifique plan d’ouverture sur un marécage enneigé – et ne lâchera plus l’image. Dans l’enceinte de la forteresse, le sol n’est plus que boue et on trouve ça et là des flaques d’eau sale où vient s’abreuver le peuple. À un certain moment, une averse vient inonder l’image de matière liquide. Et à cela, on pourrait évidemment ajouter le sang, les entrailles, l’urine, les excréments et la semence. Certes cette dominance du sale et du dégueulasse peut rendre parfois le film indigeste et insoutenable, mais elle offre à celui-ci un propos proche des œuvres scatologiques de Rabelais. Il est difficile d’être un Dieu prend alors les allures d’une farce grotesque, bouffonne, baroque et glauque qui rappelle une des œuvres majeures de ces dernières années, le Faust de Sokourov. Et là aussi résidait un discours politique alarmiste sur le danger du fascisme, surtout quand il est déguisé. Plus qu’un simple apparat pour noircir l’ambiance de son film, Guerman utilise l’imagerie de la nature pour en révéler son caractère le plus souillé et dégénéré, comme si elle était contaminée par la bestialité des hommes qui y vivent. C’est surtout une des rares fois que le Moyen Âge nous a été montré de manière aussi réaliste, avec peut-être le Andreï Roublev de Tarkovski, celui-ci se distinguant néanmoins par un mysticisme absent de chez Guerman, totalement athée.
On l’aura compris, Il est difficile d’être un Dieu est un ovni filmique fascinant et hallucinant qui offre une expérience cinématographique inouïe. Son gigantisme lui nuit parfois, le spectateur pouvant parfois se sentir étouffé par la folle mégalomanie de l’œuvre et par l’absence totale de toute poésie. Guerman n’est pas Tarkovski il est vrai, mais il donne une sorte de versant matérialiste, plus proche du peuple de son cinéma. Avec cette œuvre finale et totale se clôt une filmographie hors-normes comprenant seulement six films, mais ayant chacun une force phénoménale et unique. La rétrospective en parallèle qui a lieu à la Cinémathèque Française est la première pierre de la reconnaissance de ce cinéaste singulier et important.
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