La graine, l’arbre et la bûche
Il semble que quelque chose de miraculeux prend forme tout particulièrement dans le cinéma français des années 2010 : avec Guiraudie, Verhoeven (non Français, mais sa dernière production, Elle, l’est), Assayas (avec Sils Maria et récemment Personnal Shopper) et bien d’autres, la caméra captatrice du réel se fait chasseuse de fantômes, d’ombres, de l’indicible et des marécages de notre inconscient. L’œil des réalisateurs pousse celui de la caméra – de plus en plus objectivée et tendant à capter la vie de façon « réaliste » – à percer l’ambiguïté de la vie et de nos êtres. Ambiguïté qui semblait annihilée par l’omniprésence des écrans au sein d’une ère numérique et citadine qui nous procure le sentiment que tout est là, que le sens est déjà donné. Bien au contraire, grâce à l’expérimentation quasi Rousseauiste de retour à une lecture particulière de l’État de Nature du réalisateur Gilles Marchand, elle en exacerbe ambiguïté de l’existence.
La démarche entreprise par l’artiste est celle de l’humilité, de la simplicité (illusoire) et de l’agenouillement face au miracle de la vie, insaisissable dans son fonctionnement par nos intellects en ce qu’il relève du mystique et de quelque chose de supérieur.
Dans les notes d’intention qui accompagnent la sortie du film, le réalisateur précise cette idée directrice : celle d’une ligne droite scénaristique qui offre des ramifications interprétatives labyrinthiques. Dans un processus créatif résolument Lynchien, c’est l’instinct, l’intuition et le désir d’accorder à l’image une force supérieure que celle d’un sens univoque qui a primé. En cela, Dans La Forêt est une œuvre magnétique, déroutante, mystérieuse et mystique. L’histoire est audacieuse, inattendue du cinéma français actuel : un père solitaire vivant en Suède décide de mener ses deux jeunes fils à travers les bois pour soumettre le plus jeune, Tom, à ce qui semble être de prime abord un exercice de mise au jour d’un don surnaturel qu’il contient en lui. Se mêlent ainsi, sublimés dans leurs thématiques par une réalisation subtile et réfléchie, les codes de l’horreur en huis-clos de protagonistes et les notions de folie et d’extra-sensorialité à la Shining de Kubrick, ainsi que ceux de tant d’autres thriller dont le pouvoir évocateur est mis en lumière.
On suit ici le chemin rectiligne de ce trio étonnant, grâce à un montage radical et à une caméra s’attardant sur les choses au point de nous y enfoncer. Il s’agit d’un rite initiatique psychologiquement éprouvant qui pousse Tom, séparé de son père par un frère plus âgé qui semble avoir perdu son innocence au profit d’une lucidité responsable, à ouvrir les yeux sur la cruelle placidité de la réalité. Mais au fur et à mesure que l’intrigue se dévoile via le point de vue de l’enfant que l’on ne cesse de suivre, l’étrangeté et l’équivoque de la situation gangrènent tout le film : il s’agit, loin de toute civilisation et d’une mère protectrice, d’accepter l’emprise du noir qui emplit nos nuits comme nos jours pour accéder au sens supérieur de l’existence.
C’est d’ailleurs la plus grande peur du petit Tom, ce noir, véritable « diable » du film qui sera ensuite humanisé en la personne de l’homme au visage troué. Les scènes où il s’y retrouve plongé, filmées avec simplicité, mais avec une netteté et une précision magnifiques, font briller ses yeux dans une omniprésence de gros plans pour mieux en extirper la peur et la lueur mystique, lumineuse, tapie dans le noir et qu’il ne voit pas encore. La terreur et le sentiment d’étrangeté, voire de malaise face à l’inconnu et l’insaisissable, nous saisissent à la gorge pour nous jeter au rang du petit Tom, soumis à la même expérience. Et la véritable origine de cette terreur ne se trouve pas réellement dans la figure du père, ni même dans celle du « diable au visage troué », mais bel et bien dans cette forêt, personnage principal de l’intrigue, théâtre où se mettent en scène les mouvements des inconscients du père, de Tom et de son frère Benjamin. Elle est un miroir des peurs du plus petit et un puits sans fond de beauté et d’infini. Elle ne se laisse, par ailleurs, pas apprivoiser : elle « empêche » le montage de permettre aux personnages de s’y immiscer trop vite, ces derniers doivent d’abord apprendre. On y entre en surplomb et en plans larges, distanciés, pour que la caméra vienne de plus en plus serrer ses personnages et donner un dernier visage mutilé, dominé de la forêt : celle de la déforestation, symbole de l’avancée inéluctable et paradoxalement destructrice vers l’âge adulte.
Le travail subtilement merveilleux et oppressant effectué sur le son nous suggère, au travers de craquements d’écorce et de hululements étouffés, la présence d’une vie insaisissable qui entoure les trois personnages, venant tacher l’effroyable silence et le vide colorimétrique et narratif (pour des garçons citadins ne pouvant lâcher leur iPhone) qui enserre ces derniers dans une vaste prison de laquelle ils ne peuvent s’échapper. Le père soude les barreaux de cette cage avec une violence contenue, effroyablement et froidement interprétée par le génial Jérémie Elkaïm, tandis que le point de vue de Tom et les tentatives de son frère mettent en place un suspense implacable en nous extirpant brièvement de l’étau.
Mais ce qui échappe à toute entreprise d’analyse pure, comme le réalisateur même semble en être incapable (et tant mieux, car l’artiste délivre le message complet au travers de son œuvre seule), c’est ce souffle d’une puissance supérieure que l’on pouvait sentir filer entre les lignes descriptives des paysages flaubertiens. L’eau trouble ou claire s’écoulant, le choc d’un arbre qui tombe mort contre terre, ou encore la troublante BO de Philippe Coeller qui nous place quelque part entre effroi et magie, fascination : tout le mystère du monde y a été invité sans trop de manipulation de la part du réalisateur.
Jérémie et l’interprète du petit Tom nous délivrent des abysses au travers de leur regard, de leurs silences, de leur lien de domination, de rapport de force d’un père à l’éducation plus que maladroite, malsaine même, qui pourtant voudrait apprendre à son enfant que le vivant est plus grand, même pour les vers de terre, que l’humain. L’aîné, devenu raisonnable, apporte le contrepoint au père et permet la confrontation de deux mondes.
Sans les forcer, Gilles Marchand ouvre des réflexions et des interrogations sur l’éducation et sa violence intrinsèque, le Bien et le Mal qui ne font qu’un, le panthéisme de la nature et, entre autres, la folie du patriarcat.
On vogue ainsi captif et captivé, enivré par la profondeur de l’œuvre de Gilles Marchand, tels des éléphants avalés avec nos voisins spectateurs dans ce qui ne nous semblait être, comme le Petit Prince, qu’un chapeau innocent.
Note:
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