The next day est un disque qui sera resté secret jusqu’au bout (un exploit à l’époque tyrannique de Twitter). Il a été conçu peu ou prou avec la même équipe que les 2 précédents, respectivement Heathen (2002) et Reality (2003). Cela constitue la première surprise après une si longue absence. Mais contrairement à une idée reçue, Bowie est, sur la durée, un musicien fidèle à ses collaborateurs. Earl Slick, le guitariste a travaillé avec lui depuis la tournée Diamond Dogs de 74, Tony Visconti, son acolyte et producteur depuis 69. On retrouve la belle Gail Ann Dorsay à la basse (régulière depuis la tournée 1.Outside de 95), ou encore Zachary Alford à la batterie (idem).
La ballade mélancolique Where are we now ? fait donc figure de trompe l’œil efficace car la tonalité générale du disque est tout autre. Bowie reste un as de la communication et du suspense hors pair et à ce titre, c’est tout le lancement du disque jusqu’à sa pochette customisée – un détournement malin de celle de Heroes (1977) – qui fait figure d’œuvre postmoderne, dans un renvoi permanent au passé glorieux, tout en évitant soigneusement la simple posture nostalgique. Pas de retour sur soi révérencieux, mais plutôt des allusions par paquets de dix et surtout une manière troublante de dépasser et de régurgiter ses propres représentations iconiques. Just for one day devient The Next day. Le visage figé du Bowie trentenaire se voit remplacé par un grand carré blanc où figure le titre de l’album… Sa pire pochette pour les uns, sa meilleure pour d’autres, mais pour ce qui est de frapper les esprits, mission accomplie. Bowie, qui a toujours revendiqué l’école Warhol comme composante essentielle de son art, reste le maître de ses propres images, de leur démultiplication ou oblitération, quitte à choquer les plus fétichistes de ses fans.
The Next Day est donc un disque de rock, peaufiné depuis 2010 sur des périodes courtes avec des intermittences prolongées. C’est un disque varié mais globalement énergique, frontal et exigeant. Il veut prouver (un peu trop ?) que son auteur est en vie et en forme. La production est lourde, ça envoie du « bois ». Le premier titre qui donne son nom à l’album, donne le la : une section rythmique en ciment qui cavalcade, des guitares cintrées et un chant scandé qui ne lâche rien pendant trois minutes : « Here I am/ Not quite dying… » hurle Bowie comme s’il ne lui restait plus qu’un quart d’heure à vivre. La chanson, assez simple, avec son rythme martial rappelle les morceaux de John Cale énervé de son époque Island. Mais elle évoque aussi et surtout un autre morceau de Bowie dès les premières secondes, Repetition, de l’album Lodger (pas son moins barge). Après cette brutale déflagration sonore, on redescend d’un cran avec Dirty Boys, un morceau qui n’a pas vraiment d’ascendance dans la disco Bowienne. C’est une espèce de Dada-Blues Brechtien et fracturé à la Tom Waits, qui peut faire écho avec Sister Midnight co-composé avec Iggy pop sur l’album The Idiot en 77. Le refrain « évaporé » contraste étrangement avec le reste sur le plan harmonique. Le sax baryton fait ici sa première apparition de l’album (Steve Elson, déjà sur la tournée Let’s Dance) pour conclure chaudement le morceau là ou il aurait peut-être du commencer. On retrouve ensuite les fameuse Stars qui sont toujours dehors le soir, le deuxième single qui prend toute sa dimension nichée à la troisième place. Love is Lost qui vient ensuite est sûrement l’un des sommets de l’album, tendu et hypnotique à souhait. Bowie, menaçant, s’adresse à une fille par un « Oh What have you done ? »monté en chorale psychiatrique avant de s’arrêter net. « To be played at maximum volume » est la consigne légendaire qui s’applique impérativement.
On retrouve dans un séquençage parfait pour l’instant la superbe (définitivement) Where are we now ? déjà évoquée. Une chanson faussement rétro lui succède : Valentine’s day avec ses chœurs « shananana » sixties et sa mélodie Kinksienne. La chanson est une vraie composition pop à l’ancienne, ponctuée d’une mélodie impeccable et d’une guitare incisive. Mais sous des dehors légers et inoffensifs, elle raconte la journée d’un jeune serial killer se rendant dans une école américaine. Burp…on ne l’écoutera plus en tapotant du pied. Musicalement , ce titre se situe dans une lignée de chansons pop mélodiques faussement naïves comme Everyone says hi ! sur l’album Heathen. C’est aussi l’une des chansons les plus dépouillées d’un album assez chargé. If you can’t see me, est elle réminiscente des aventures jungle de l’album Earthling de 97, un morceau furibard qui a clairement décidé de stresser l’auditeur (à défaut de l’impressionner) tandis que I’d rather be High, renoue avec les mélodies en escalier et les voix qui se répondent en écho. Il y est question des tourments existentiels de jeunes soldats. Le morceau est intéressant mais peine un peu à séduire. Peut être un grower….
Heureusement, Boss of me qui embraye est entêtante à souhait et nous gratifie d’un beau solo de sax sur un refrain planant où Bowie, convoquant son timbre clair et autoritaire, s’avère être en pleine forme vocale. Cette chanson de « plastic soul » urbaine est l’une des belles surprises de ce disque. Elle nous met dans la peau d’un type qui souffre de devoir travailler sous les ordres d’une femme. Sympathique. Les deux morceaux suivants, Dancing out in Space et How Does the Grass Grow ? déploient beaucoup d’efforts et de décibels pour paraître cool mais alourdissent l’album inutilement. Cela étant , le deuxième interpelle par sa structure typiquement Bowienne (chanson à tiroir) et un pont sublime qui ne dure que 30 secondes. Le reste de la chanson nous oblige à supporter des « yayaya » poussifs empruntés au fameux single Apache des Shadows . Heureusement, les trois dernières salves sont épiques bien que toutes trois différentes. (You will) set the World on fire, sous des aspects rustiques au premier abord est une bombe de Glam Metal, qui figurera certainement parmi les morceaux les plus allumés de toute sa carrière. Riff dantesque, refrain qui dévale comme une furie et crescendo de la mort. Ce morceau a été critiqué mais c’est un chef d’œuvre. Maximum volume également.
Enfin, le disque se referme sur 2 titres exceptionnels : You feel so lonely you could die, sublime ballade soul qu‘on jurerait être un outtake de Young Americans de 75 (style It’s gonna be me). La mélodie est complexe, le chant intouchable, les chœurs et arrangements de cordes célestes. Le texte, d’une cruauté totale contraste à nouveau ironiquement avec la sensation voluptueuse offerte par la musique. Après ce moment majestueux, Heat conclut le disque. Le ton se glace, on croirait Scott Walker sur les premiers vers. Une chanson glaciale et austère, toute en retenue avant une explosion de cordes givrées en guise de bouquet final sur ce texte rassurant «Je ne sais pas qui je suis/ Mon père est en prison» . Magique.
La version deluxe comprend trois morceaux supplémentaires dont une petite perle romantique typiquement Bowienne : l’envoutante So She.
A l’heure de boucler cette chronique, Bowie est, une semaine après la sortie de son disque, n° 1 des charts d’une quinzaine de pays. Signe qu’il a su magistralement mettre en scène son retour et susciter le désir. The Next day n’atteint pas les hauteurs de ses chefs d’œuvre des seventies, mais il constitue son disque le plus solide depuis 1. Outside de 1995 ce qui est déjà beaucoup. D’autant que ce disque ne mobilise pas tout les rouages de la séduction classique. C’est un disque sombre, plutôt mal embouché et assez fuyant. Mais sincère et pas réchauffé pour un sou. Un disque complexe, intriguant et addictif agrémenté de quelques coups de maitre. Bowie est de retour. Il ne nous a pas pondu un piano voix insipide d’enterrement première classe et c’est tant mieux. Il demeure quelque part , la petite teigne de Brixton qu’il était dans les 60’s, impatient d’en découdre, alchimiste grinçant, provocateur malicieux mais jamais cynique. Espérons qu’il prolonge la vie de The Next Day grâce à quelques concerts de haute volée.
David Bowie – The Next Day (Colombia)
Note: