Il faut aimer, « boire et chanter », telle est l’injonction lancée par la valse de Strauss, qu’Alain Resnais a placé au générique de fin de son nouveau film. Ce nouveau film, c’est hélas aussi son dernier, sortant en salles pas même un mois après l’annonce de son décès. La nouvelle a plongé tous ceux qui aiment son cinéma dans une grande tristesse. Mais rien que ce titre sonne comme une invitation lancée post mortem par le cinéaste à nous consoler. Ce ne serait pas honorer Resnais que de tenter de voir dans ce dernier opus un testament, ni même un chant du cygne. Prenons-le comme une pierre de plus, avec ses mérites et ses défauts, apportée à une œuvre passionnante et foisonnante.
Si Aimer, boire et chanter ne restera pas comme le chef d’œuvre de Resnais, il joue néanmoins une musique déjà entendue, et reconduit des obsessions thématiques et formelles déjà explorées par le cinéaste. Cette musique, elle se reconnait déjà grâce aux retrouvailles avec des membres fidèles de sa troupe (sa muse Sabine Azéma, André Dussollier…) auxquels se joignent des nouveaux venus, comme à chaque film (Sandrine Kiberlain).
Resnais aborde un enjeu déjà affronté dans Mélo: comment filmer le théâtre ? À la question, le cinéaste a toujours apporté des réponses originales. En adaptant pour la troisième fois après Smoking/ No Smoking et Cœurs, une pièce d’Alan Ayckbourn, Life of Riley, il ne cherche pas à tirer ce matériau original qu’est la pièce vers la naturalisation. Jamais ça ne ressemble à la « vraie vie ». Au contraire, tout est fait pour que ce cinéma ressemble à du théâtre. Entreprise qui passe avant tout et surtout par un décor fait de panneaux peints dissimulant quelques coulisses où les personnages n’ont de cesse d’aller et venir. En outre, en faisant souvent le choix du plan séquence, Resnais fait épouser au cadre cinématographique la forme de la scène. Mais c’est pour mieux réinsérer du découpage aussitôt après.
En fait, trois images de natures différentes se côtoient dans Aimer, boire et chanter. L’intrigue se déroule en pleine campagne anglaise, entre les domiciles de trois couples et d’un homme, qui n’apparaitra jamais à l’écran. Pour signifier les changements d’un lieu à un autre, Resnais fait se succéder des plans tournés en décor naturel, dans le Yorkshire : ce sont des travellings sur des routes de campagne, vidés de présence humaine. Leur succèdent des dessins de Blutch représentant les habitations des différents personnages. Et enfin, les plus présents à l’écran, des plans tournés en studio, décor théâtral aux couleurs prononcées, lieu d’évolution des acteurs.
L’intrigue se concentre autour d’un homme, George Riley, qui vit les derniers mois de sa vie, et autour duquel gravitent les trois couples présents à l’écran. Ce George Riley restera toujours en hors-champ. Quand bien même il se trouve dans le même espace que les protagonistes présents à l’écran, il reste relégué dans un contre-champ qui par rapport à la scène serait le public. Or l’espace théâtral n’a jamais été l’espace cinématographique, et nous connaissons les affinités du cinéma avec le réalisme. Au théâtre, l’absence de réalisme, précisément, la scénographie, les décors, sont acceptés comme des conventions. Au cinéma, comme l’avait noté Roger Leenhardt, tout écart avec le réel par excès de stylisation apparaît comme criant de fausseté. Aussi, si sur une scène le décor élaboré par Resnais serait accepté comme tel par le public habitué aux conventions du théâtre, une fois passé par le prisme de la caméra il choque bien plus l’œil du spectateur.
Tout au long de sa filmographie Alain Resnais a montré son goût pour les mélanges, et pour l’insertion d’éléments perturbants au cœur de l’image de cinéma. C’était la scène de théâtre de Mélo, c’était les peintures sur verre de La Vie est un roman, c’était les moments chantés, toujours dans La Vie est un roman et dans On connaît la chanson. C’était, encore, les personnages de B-D qui s’invitaient dans I Want to go home. Autant de moments ludiques, dérangeants nos habitudes de spectateur et souvent réjouissants, plus ou moins réussis selon les tentatives, mais répondant toujours à la volonté de laisser l’imaginaire s’inviter dans le réel, de rendre compte de l’état mental des personnages.
Ce n’est pas faire injure à Resnais que de signaler que dans ce nouvel opus, l’expérience tourne un peu à vide. Car qu’importe ? Une fois délaissée la gravité des premiers films, son cinéma s’est vraiment révélé être l’œuvre d’un bricoleur ou d’un petit chimiste faite de tentatives et d’essais, de mélanges et de cocktails. Rappelons-nous qu’une des grandeurs de cette œuvre aura été d’avoir toujours su oser l’expérimentation au risque de l’échec. Et c’est d’autant plus fascinant que cette expérimentation a pris cadre dans des films adressés au grand public. Jamais l’avant-gardisme du cinéaste n’a été en contradiction avec l’espoir de faire un cinéma populaire.
Aussi, Aimer, boire et chanter, bien qu’à moitié réussi, se donne-t-il comme un jeu de plus dans son coffre à jouets. Bien d’autres auraient dû s’y ajouter. Mais Resnais s’en est allé. Ce film restera sa dernière invention. Pour se consoler, reste à se replonger dans cette œuvre géniale.
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