Au commencement vint le vide, sans doute. Puis la terre, sa faune, sa flore et ses aspérités. Enfin vinrent les Hommes, nus et vulnérables, qui firent société pour survivre plus que pour jouir du bonheur en lui-même de l’existence collective. Et lorsque cette nécessaire subsistance fut dépassée, vinrent alors les rites, les croyances, les religions : le sentiment de l’avancée et de la péremption d’une espèce dans le temps, de sa finitude. Jonathan Littell, qui suivit les anciens enfants enlevés par la LRA (la Lord Resistance Army, un mouvement rebelle contre le pouvoir central ougandais) que sont Geofrey, Nighty, Mike et Lapisa, nous présente sans forcer le réel, la péremption de la notion d’innocence, cette humanité duale, à la fois cruelle et bonne, avide de transcendance au point d’annihiler l’autre. Il nous la montre fragile, en somme, extrêmement malléable, au travers de ce documentaire sans concession d’une infinie beauté qu’il révèle plus qu’il ne crée.
Bien que tourné de nos jours en Ouganda, la focalisation du réalisateur sur trois anciens membres contre leur gré de la LRA, l’Armée de Résistance du Seigneur fondée en 1989 en Ouganda par Joseph Kony, gourou lançant la rébellion contre le pouvoir central et se déclarant guidé par des esprits, nous permet de plonger de façon détournée et implicite dans les sombres événements que ce mouvement a ouvert jadis. En évitant la frontalité trop crue et trop peu parlante aux images d’archives qui ne témoignerait de rien d’autre que d’un choc mental et d’une accusation de barbarie en bloc par le spectateur, Jonathan Littell évite de tomber dans l’élaboration factuelle et pamphlétaire d’un Procès de Nuremberg calqué sur le modèle ougandais, qui incombe à la Justice, tandis que son projet est ailleurs.
Tel l’éternel et mémorable Shoah de Claude Lanzman, qui utilisait le procédé d’interview de rescapés des camps quelques années après leur libération, pour mieux faire ressurgir les plaies béantes inscrites dans leur peau et dans leur dignité humaine, ces hommes et femmes, plutôt que de s’appliquer à souiller leur mémoire par un étalage de photo déshumanisante et ne faisant pas pleinement leur devoir de mémoire, ont dans Wrong Elements la particularité étonnante d’être à la fois victimes et bourreaux. Ils questionnent ainsi,par leur implication et degré de culpabilité dans ce qui fut, pour Jan Egeland (l’ancien secrétaire général adjoint de l’ONU), la « crise humanitaire la plus négligée du monde ».
Le regard que porte le réalisateur qui est la caractéristique fondatrice de la Poétique de réalisation de documentaire peut en altérer le réel filmé. Il est à la fois neutre, à égalité avec ce qu’il filme et avec le désir d’en épouser l’ambigüité inhérente au réel. Pas (ou presque pas, sinon indirectes) d’images d’archives, l’horreur des exactions est signalée, suggérée et amplifiée par le témoignage décalé, détaché, des ex-criminels de la LRA. Cela n’en désarçonne pas la force morale du tout et n’entache pas la Mémoire des tués, mais la rend plus importante et nuancée : c’est avant tout le mysticisme, la soumission à l’autorité et l’innocence paradoxale de leur jeunesse plus que leur être qui les poussèrent au crime.
Ce crime, il s’agit d’un crime contre l’humanité. Ces crimes, ce sont des enlèvements de jeunes enfants à endoctriner et à violer, d’abord victime que l’on transformera progressivement en bourreau. Aujourd’hui, ce sont ces Wrong Elements sociétaux qui laissent Ougandais, autorités mondiales et spectateurs dans le doute : Joseph Kony serait toujours en cavale et des rumeurs rapportent que les actions de sa secte politico-religieuse séviraient encore hors-Ouganda, laissant le spectateur sur l’indicible (mais essentiel, car humaniste) sentiment d’entre deux, de non jugement d’êtres humains qui furent comme beaucoup forcés dans une évolution déterministe et dont la lâcheté et la cruauté se trouvent latentes en eux-mêmes comme chez beaucoup d’entre nous.
Toute la difficulté est de mettre en lumière cette ambiguïté anthropologique qu’est la mise en scène, une réactualisation d’événements et de souvenirs passés sous la coupe de la LRA pour les protagonistes. Elle permet de laisser s’échoir l’écume des relents de vagues internes se fracassant toujours sur leurs âmes, mais silencieusement. Parce qu’en tentant de masquer cette brutalité, cette animalité et ce traumatisme passé ils s’en protègent, s’en déchargent et s’en écartent pour mieux permettre à la caméra du réalisateur de faire resurgir toute l’ambivalence de leur crime et de leur nature profondément marquée, avec justesse.
Fictionnaliser entraînerait une forme nécessaire et relative de mensonge et c’est ce que pointe le réalisateur dans ses entretiens sur le film pour justifier le choix de la forme documentaire. Ainsi en éructent les ravages enfouis de la conscience dans anciens membres forcés de la LRA, qu’ils tentent de camoufler derrière un masque, et le rapport important à la mémoire, l’impunité et la notion de culpabilité.
Comme le firent avant lui des cinéastes tels que François Ruffin, réalisateur de Merci Patron, le procédé a la même capacité opérante que le canular inversé pour déclencher une réaction émotive chez les sujets et cette réaction est ici d’ordre universel, elle témoigne des fondements de notre anthropologie à tous. Chaque tremblement, chaque sourire forcé est un message.
Le montage est lui aussi brillant et sert ce même projet, en mettant notamment en abyme l’interview finale de Joseph Kony que les protagonistes visionnent, afin de révéler leur dévotion toujours ancrée et dénuée de toute réflexion (ils photographient l’écran machinalement), en la confrontant aux prises de vues réelles du jugement de l’accusé. Le choc de l’image mentale et de l’image concrète, historique, révèle son gouffre par celui qui se trouve entre deux plans.
Par-delà la classique et factuelle enquête historique qui aurait favorisée l’opposition et l’incrimination des trois protagonistes par les spectateurs, le réel porte un point de vue plus large et universel, une réflexion globale sur les concepts de soumission, de mysticisme, d’endoctrinement et de mue-ltiplicité d’un être qui mue à chaque époque de sa vie et peu, en partie, se dédommager d’un passé qui ne lui appartient plus, grâce à la rédemption qu’offre le témoignage.
La scène finale, comme la plupart de celles de l’œuvre, laissent aux protagonistes l’immense liberté d’expression que nécessite de tels aveux et de telles résurgences mémorielles : l’immersion est absolue, la réalité est conservée et même magnifiée par l’apport de la vision du réalisateur. A la toute fin même, le réalisateur posera sa caméra, ne composera pas, et ce sera la première fois que le réel prendra le pas sur la réalisation : Geoffrey, Nighty et Lapisa redeviendront les enfants qu’ils étaient lors du raid, et Jonathan Littell les laissera partir, laissant le choix du jugement aux aléas du temps et de notre existence troublés par la violence qui nous est inhérente. Ils ont témoigné d’un passé, captifs à nouveau durant cent trente-trois minutes, voilà qu’ils peuvent replonger dans leurs vies.
Mais alors, nous donne-t-on ici une réponse à l’origine de la barbarie, alors même que l’on pourrait mettre cette œuvre sur la LRA en rapport avec l’omniprésence de Daesh et de tant d’autres groupes terroristes ? La scène rituelle de la jeune femme anciennement enlevée par la LRA, dont le sang d’une chèvre est répandu sur sa tête et la galvanise, nous montre que la violence est inhérente à l’Homme, ici considérée comme socialement positive. La barbarie est ailleurs, comme dans les troupes de la LRA.
Jonathan Littell nous donne à contempler dans une immobilité dénuée de jugement les désirs mortuaires de l’Homme qui le transcendent. Grâce à un point de vue à contre-courant de l’approche exotique voire raciste trop récurrente, on n’a à aucun moment le sentiment d’observer de plongée une société qui nous paraîtrait inférieure, mais bien d’être placé parallèlement aux flux spirituels, psychologiques, mémoriels qui traversent l’œuvre, le réel de ces personnages et la courbe de l’Histoire. On entre dans l’ambigüité de ces Hommes, de leur passé, leur actualité comme dans un temple à l’atmosphère équivoque, teintée du tandem de Violence et de Paix qui constitue la base des religions et par analogie de la Vie Humaine.
Note: