Cinéaste rare et précieux, James Gray s’était jusqu’à maintenant emparé exclusivement du film noir pour tirer le genre vers un territoire personnel, mélange de tragédie grecque et de récits bibliques. Au sein de ce qu’il convient désormais de considérer comme une trilogie, constituée de Little Odessa, The yards et La nuit nous appartient, le réalisateur traitait des thèmes récurrents du choix, de la culpabilité, de la famille, de la responsabilité, du renoncement, tout en respectant les codes du polar et sa cinégénie spécifique. Son passage au « drame sentimental » pouvait donc inquiéter, le réalisateur quittant a priori son terrain de prédilection, pour accueillir dans sa famille d’acteurs la spécialiste des rôles à l’eau de rose, Gwyneth Paltrow, dont on se demandait légitimement comment elle pouvait intégrer l’univers noir de James Gray.

Ces inquiétudes sont balayées dès les premières minutes du film, minutes qui imposent la certitude manifeste que James Gray n’est pas un homme de concession, mais un réalisateur construisant une œuvre cohérente quel que soit le genre dans lequel il officie. Il impose sa vision, à l’instar d’un Kubrick aussi à l’aise dans la science-fiction, la reconstitution historique que le fantastique cérébral (et auquel il est fait référence dans Two Lovers avec l’affiche de 2001 épinglée dans la chambre de Joaquin Phoenix et un baiser avorté qui rappelle celui de Tom Cruise à la morgue dans Eyes wide shut). Dans les premiers instants du film, James Gray donne au spectateur attentif les clés de Two Lovers : on y découvre Joaquin Phoenix dans un grand plan circulaire au ralenti, un oiseau noir s’envole derrière lui. La lumière grise, blafarde de la scène pourrait être celle du petit matin, comme celle de la fin d’un après-midi brumeux. Est-ce le début, est-ce la fin ? Le personnage se jette à l’eau, il veut mourir et dans sa lente noyade, le souvenir d’une femme provoque un sursaut de survie, il remonte à la surface, il veut vivre.

En quelques plans, le sujet est annoncé, celui d’une renaissance, d’un retour à la vie qui anticipe la répétition du même geste deux heures plus tard. Dans l’intervalle, Léonard, ce personnage perturbé, suicidaire sera rappelé à l’existence par l’amour qu’il porte à deux femmes antagonistes : Sandra la brune, que sa famille voue à un mariage d’intérêt et Michelle la blonde, torturée, promesse d’un amour fou, passionné. Entre les deux, la figure maternelle qui scrute, écoute sous les portes, mais qui protège, qui comprend. Rôle sublimement interprété par Isabella Rossellini, à qui l’on doit la plus belle scène du film, bouleversante.

Tous les fondamentaux sont là, comme des repères pour le spectateur familier du cinéma de James Gray. Le choix (entre la légalité et l’illégalité dans les films précédents, entre la raison et les sentiments ici), le poids familial, l’amour filial (parents/enfants, fratrie), la culpabilité (le poids de la mort, le renoncement au lien maternel), le sein dévoilé (et UN seul). Tout fonctionne sous forme de dichotomie : mort/vie, blonde/brune, raison/passion, mais aussi dehors/dedans. James Gray apporte un soin méticuleux à chacun des détails du décor, qui ont valeur signifiante dans le récit. Léonard est prisonnier d’une structure familiale ultra-protectrice, un aquarium dans sa chambre signifie son enfermement. Sandra est le choix de mariage familial, leur premier baiser se déroule devant un mur de photos de famille. Michelle est le choix de l’évasion, de la liberté, ses rencontres avec Léonard se déroulent au sommet de l’immeuble, sur un toit qui dit également les limites de leur relation. L’appartement des parents de Léonard sent la « naphtaline », indique le poids  de la tradition, tandis que la discothèque est le lieu où les désirs sont exacerbés.

James Gray construit Two Lovers sous forme de petites touches, comme un peintre, l’inspiration de George De La Tour et ses clairs-obscurs étant déterminants dans tous ses films. Du côté des influences cinématographiques, on pourrait évoquer Kubrick, donc, mais aussi Hitchcock, pour la référence blonde/ brune de Vertigo et la scène de filature entre Joaquin Phoenix et Gwyneth Paltrow, avec comme repère la blondeur des cheveux de l’actrice qui renvoie au chignon de Kim Novack, qui attire James Stewart comme dans un tourbillon. Et Fenêtre sur cour aussi, évidemment, avec ces scènes où Léonard espionne sa voisine, où ils communiquent par téléphone en s’observant de fenêtre en fenêtre, où Léonard flashe Michelle avec son appareil photo pour attirer son attention.

Tous ces référents picturaux, cinématographiques, géographiques, permettent à James Gray de transcender un argument scénaristique qui tiendrait sur un timbre poste (ou un ticket de métro). Une expérience intime comme il en arrive à chacun, une histoire d’amour maintes fois rabâchée au cinéma, en littérature, en musique. Pourtant, en partant de l’intime, James Gray touche à l’universalité des sentiments. La preuve : comment deux réalisateurs aussi éloignés géographiquement et culturellement  que James Gray et Bong Joon Ho peuvent-ils avoir la même idée quasi instantanément à des milliers de kilomètres de distance ? Comment ces deux-là ont-ils imaginé deux scènes quasi identiques dans deux films qui sortent à quelques semaines d’intervalle : la déclaration d’amour inscrite avec les doigts sur la chair de l’être aimé. C’est Joaquin Phoenix qui écrit « I Love you » sur la peau de Gwyneth Paltrow tandis que celle-ci s’endort. C’est l’hikikomori du sketch Shaking Tokyo dans Tokyo ! qui appuie sur le tatouage « Love » de la livreuse de pizza pour déclencher le sentiment amoureux et un tremblement de terre synonyme de coup de foudre.

Krzysztof Kieslowski pourrait apporter une réponse à ce phénomène de coïncidence artistique. Dans Trois couleurs : Bleu, le prestigieux compositeur du futur hymne européen écrivait strictement la même combinaison de notes qu’un flûtiste faisant la manche dans les rues de Paris. Dans le film, cette musique permettait à Juliette Binoche de faire le deuil et de revivre. Chez James Gray, comme chez Bong Joon Ho, la relation des sentiments amoureux, si anecdotique et « banale » soit-elle, capte des bouts de vérité et procure au spectateur une émotion à l’identique, profonde et bouleversante.

Note: ★★★★½

Enregistrer

Enregistrer

partager cet article