Quand l’Art se fait Preuve
Le cinéma – surtout celui du brillant Alberto Rodriguez – ne fait que chalouper entre réalité teintée d’influences politiques, culturelles, historiques, de l’actualité proche et de fiction divertissante. Le réalisateur de L’Homme aux Mille Visages dévoile pourtant une trame de prime abord étonnamment claire qui fait ici de cette dichotomie, son crédo créatif. Son sujet, basé sur des faits réels, ne peut délivrer un message qu’en se mystifiant. Et c’est par le filtre judicieux du thriller factice et balisé qu’il broie l’affaire Roldan, salissure amorçant le déclin du pouvoir socialiste espagnol en 1993, pour en tirer un jeu de visages où apparaissent subrepticement quelques-uns de nos prétendants au trône présidentiel et parfois, l’idée de Mensonge allégorisé en lui-même.
Pour les posts-00’s et ignorants de cette affaire, pas de souci. le film se suffit à lui-même : « Je voulais rappeler constamment au spectateur ce qu’il est en train de voir ». Un film, somme toute.
L’affaire retentit dans le cadre du gouvernement issu du PSOED, parti socialiste ouvrier chapeauté par Alumnia, et dont Luis Roldan, le fraudeur fiscal et détourneur des millions de fonds publics, était chef de la Guarda Civil. L’Homme aux Mille Visages, c’est Francisco Paesa, espion gouvernemental et escroc multifacettes qui s’acoquina avec les plus grands pour passer, grâce à son être reptilien, entre les poches débordantes d’arroseurs qu’il arrose.
Toute l’intelligence de l’approche de cette histoire réside dans la distance avec les faits que pose le réalisateur. Dans cette affaire assourdissante et confuse, cette œuvre se lit comme un thriller factice, voguant entre superficialité et morale politique. Opter pour une star de la télévision espagnole, Carlos Santos, pour incarner le personnage de Luis Roldan, était déjà un sceau esthétique, une intention de réalisation qui guiderait toute l’œuvre. La direction des autres ersatz de ces « demi-dieux espagnols », d’une renommée quasi égale et importante en ce pays, ne cherche pas une fidélité absolue aux faits, mais une fidélité absolue au point de vue du réalisateur sur cet univers, sur cette affaire et sur la vie de ces personnes que l’on ne pourrait atteindre et dépeindre que par le biais de l’art, du mensonge, du fard masquant une vérité latente. Le spectateur se heurte ainsi à ses préjugés, à ce qu’il croit savoir sur un milieu qui le surplombe, hors de son champ de vision et de connaissance. Le réalisateur se disculpe aussi et plaide pour la moralité de la fiction.
C’est d’ailleurs le parti-pris d’Alberto Rodriguez : parcourir son film et le suivi de cette affaire au travers d’une voix future, celle de Francisco Paesa, personnage inventé de toutes pièces qui réévalue les actions des personnages et le déroulement de l’affaire, avec un détachement cynique qui nous donne à la fois le point de vue du réalisateur, tel un commentateur de match, sur le délitement de cette équipe d’escrocs, ainsi qu’une lecture méta-discursive du cinéma, un art qui glose et fragmente le réel pour en donner sa lecture, mais aussi communiquer notre incapacité à en déchiffrer son mystère. Emmitouflé dans une imagerie et un univers feutré inattendu, isolant cette affaire comme le lot des Dieux Olympiens à l’heure où les Hommes n’existaient pas, L’Homme aux Milles Visages et la sombre affaire dont il tire les ficelles rejettent étonnamment toute autre forme de lecture ultra-réaliste ou de documentaire-fiction. On s’aventure innocemment dans une sorte de thriller policier stylisé où le symbolisme classique devient une caractéristique esthétique inhérente à l’œuvre. Cigarettes, dollars, verres de vin, bijoux (et surtout les boucles d’oreille de la femme de Roldan qui servent d’appât pour la Stratégie Paesa) : ces éléments stéréotypés deviennent les données intentionnellement placées par l’artiste de la parodie de ce pouvoir dont chaque pas couine et cliquette sous les pièces d’or et le mensonge.
La caméra suit au plus près et en continu la vadrouille de ces personnages, ne filmant que les répercussions gouvernementales et sur les hautes instances espagnoles, omettant de mentionner le retentissement national et mondial de l’affaire autrement qu’à travers les Journaux Télévisés. Le tout apparaît alors comme un grand fantasme d’une caste sociale et politique détachée de toute emprise terrestre, Dieux aux attributs entachés par une ironie acerbe et une subtilité… relative.
Le traitement du personnage de Roldan, par exemple, nous donne à voir un chef de la Garde civile d’abord immoral et escroc, de manière axiologique. Puis son enfermement et sa reddition semblent vouloir éveiller l’empathie pour un père esseulé et une victime de la Stratégie Paesa. Seulement, bien qu’une maturité et qu’un certain recul nous permettrent de comprendre, la légèreté du traitement de certains actes aux implications importantes peut gêner en ce qu’elle peut ouvrir à un cautionnement. Le ton est irrégulier. Il oscille entre satyre, délation justifiée et complaisance, dans des éléments de vie creux, inutiles à l’Histoire comme à l’histoire dont le rythme devient le ciment, fissuré par endroits.
Seul ce rythme, que l’on pourrait comparer à celui des palpitantes bandes-annonces actuelles ou des séquences introductives Scorsesiennes, sédimente le film avec un ton d’une puissance et d’une morale qui se valent. La course effrénée des protagonistes, l’éventail des Mille Visages se déployant autour du point de jonction de Paesa et le regard ironique et ébahi devant la folie de la « vie d’en haut », tout est à ressentir et à comprendre grâce à un montage et à une bande-son brillants, capturant à la fois l’insaisissable de cette affaire et des rapports humains, mais aussi la débâcle assourdissante et vaine du politicien et du « grand homme » vers l’argent, le profit et la gloire pour d’autres. Car non, dans ce labyrinthe iconoclaste, le premier ministre et le reste du gouvernement ne seront pas épargnés.
Finalement, l’Homme aux Mille Visages se montre et ne se montre pas. Il divulgue et omet, il raille et excuse par désir de subtilité, inconsistance des faits connus ou par lâcheté : mais, malgré cette inconstance, ce déséquilibre de positionnement et ce traitement parfois creux d’une affaire soulevant tant de problématiques, on ne peut nier le fait qu’Alberto Rodriguez, en étant l’un des rares à s’attaquer à un sujet récent de l’Espagne actuellement corrompue avec un tel recul, donne déjà à s’amuser et à se divertir d’un spectacle gouvernemental à un peuple encore assourdi.
Et que nous apprend la définition de spectacle ? Qu’il montre, exhibe à la vue de tous, éveille des réactions et s’affiche au jugement d’autrui. Rodriguez réussit à passer l’Histoire récente espagnole à la moulinette de son art pour en récupérer l’inconcevable, le flou qui nous en sépare, pauvres mortels que nous sommes.
Note: