Nul doute que P.T. Anderson a franchi avec There will be blood une étape essentielle dans son cinéma – d’un point de vue thématique, formel, narratif et de l’écriture – qu’il poursuit logiquement avec The master, avec lequel il entretient de nombreux points communs. On serait tenté d’affirmer que ce dernier forme avec son prédécesseur une forme de diptyque sur les États-Unis et ses fondements – religieux notamment – si toute sa filmographie ne contenait pas déjà en filigrane le point de vue du cinéaste sur l’Amérique, historiquement, socialement, moralement. Celle de la libération sexuelle et de l’industrie du porno des années 70 avec Boogie Nights. Celle de la solitude des grandes villes avec Magnolia, sous la forme du film choral à la Robert Altman. Celle de la complexité des rapports amoureux et de l’hypocrisie de la société avec Punch drunk love. Dans There will be blood, P.T. Anderson réalisait une fresque sur le pétrole, le pouvoir, le capitalisme et le fanatisme, non pas par la force de la reconstitution historique mais par le biais du portrait intime d’un homme/ symbole superbement interprété par Daniel Day Lewis. Le film accédait au statut de classique instantané grâce à une mise en scène d’une ambition qui se lisait de façon quasi tétanisante dans chaque plan, dans une direction d’acteur absolument monstrueuse et une écriture hors des sentiers battus en terme de narration. Pour ce dernier, on a beaucoup reproché à P.T. Anderson son pêché d’orgueil, celui d’envoyer systématiquement au spectateur des signaux disant son statut de chef d’oeuvre incontestable, de façon manifeste. Procès d’intention hors de propos qui confond l’ambition avec la prétention et que seul le temps permettra de trancher : P.T. Anderson mérite-il sa place aux côtés des grands maîtres tels que Stanley Kubrick ou n’est-il qu’un habile faiseur qui se regarde filmer ?
Ce n’est en tout cas pas The master qui réconciliera les pros et les anti, car le film systématise tout ce qui dans There will be blood pouvait porter à débat. Le film est d’une maîtrise telle qu’il en devient quasiment intimidant, autant qu’il force le respect. Il n’est pas immédiatement aimable, mais fait partie de ces œuvres qui exigent un effort de la part du spectateur vers lequel il n’envoie aucun clin d’œil complice pour établir une connivence avec lui. Mais pour qui veut bien aller au-delà de cette austérité a priori, la récompense est là, The master est d’une perfection qu’on pourrait juger suspecte, mais qu’il est pourtant bien difficile de contester. Qu’il s’agisse de la précision du cadre et de la durée des plans, de la direction d’acteur, de la photographie, de l’utilisation de la musique – la partition de Jonny Greenwood, guitariste de Radiohead participe beaucoup de la fascination quasi hypnotique qu’exerce le film -, comme de la reconstruction d’époque qui évite l’écueil naphtaliné et la structure narrative inhabituelle. P.T. Anderson y fait la démonstration de compétences qui lui confèrent un statut d’artiste à part, une anomalie dans un système hollywoodien aussi normé. Avec un tel niveau de contrôle et le refus de faire appel à toute émotion factice, The Master ressemble à un objet filmique non pas dénué de sentiments, mais qui s’apparente plutôt à un film-cerveau, mental, qui englobe à la fois une réflexion sur la notion de domination entre un maître et son disciple autant qu’un instantané de l’Amérique de l’immédiat après-guerre entre cinéma classique et l’esthétique télévisuelle de Mad Men.
Il faut de grands comédiens pour incarner physiquement des personnages qui ont aussi valeur de symboles. Joaquin Phoenix figure ainsi les difficultés d’insertion des marines démobilisés à la suite de la guerre du Pacifique, héros devenus parias de la société. L’acteur joue cet ivrogne rustre et violent d’une façon quasi animale, imprévisible, que le cadre essaie tantôt de saisir dans sa fuite en avant – le long travelling latéral qui suit sa course après qu’il ait empoisonné un compagnon de beuverie avec sa gnôle distillée – tantôt dans l’enfermement psychologique dont sont victimes les adeptes de la secte décrite dans le film et inspirée de la scientologie. Il faut noter d’ailleurs ici le travail de P.T. Anderson sur les surfaces – les vitres, les parois, les barreaux de la prison – sur lesquelles les personnages se débattent comme des papillons, mais surtout l’eau, symbole littéral du temps, du souvenir, de la pureté, élément à la fois féminin, religieux et matriciel. Face à Joaquin Phénix, Philip Seymour Hoffman oppose un jeu tout en séduction et en manipulation, qui intellectualise face aux pulsions du premier. Les scènes où sont réunis les deux acteurs sont parmi les plus grandes du film, d’une intensité immense, où aucun ne cabotine ni ne tire la couverture vers lui au détriment de l’autre. L’ambiguïté de leur relation est au centre du film : qui manipule qui ? Qui exerce le plus sa fascination sur l’autre ? La scène finale – qui renvoie incontestablement à la conclusion de There will be blood – pose l’hypothèse d’une homosexualité refoulée. Il faut dire que dans les films de P. T. Anderson, les relations – amoureuses notamment – ne sont jamais simples, le réalisateur tissant tout un réseau de liens – filiaux, maître/élève, dominant/dominé – sans jamais les sur-signifier, en faisant une entière confiance au spectateur pour les décrypter ou les interpréter à sa convenance. Cela peut parfois donner l’impression dans la pratique de l’ellipse, que certaines figures – la femme, par exemple – sont réduites à l’état de silhouette et que le film navigue alors à vue. Mais c’est aussi dans cette absence de réponse que réside toute la force de son cinéma, qui fait de P.T. Anderson un grand manipulateur. Puisqu’on vous le dit : un Maître.
The master – Disponible en dvd et en blu-ray (Metropolitan Vidéo)
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