Les Daft Punk déboulent dans les bureaux de Columbia avec un catalogue illustré sous le bras. Le livre s’intitule Publicités rock’n’roll sur Sunset Strip. A peine quelques jours plus tard, des affiches géantes du tandem jalonnent les quartiers cossus de Los Angeles. La french touch s’exporte bien, elle fait même de brèves apparitions dans le Saturday Night Live. NBC diffuse des spots promo annonçant la sortie imminente de l’opus (1). Qui a dit que les Français n’étaient pas des champions du marketing ? Les Dafts, plus forts que Carrefour et Areva, envahissent les ondes et larguent un nouveau teaser dans un centre commercial californien. Bilan : des milliers de victimes. La campagne de pub est relayée sur le Net et les réseaux sociaux avec, en guise de revendications, le titre et la durée des morceaux. Les cœurs se serrent, le public tremble, l’émoi se propage comme une onde de choc depuis la Côte Ouest vers le reste du monde.
Urgence absolue. Columbia distribue dans les home cinemas all over the world le premier extrait d’un disque conçu comme un pur produit d’Hollywood. Get Lucky. Coucher de soleil à la Brian De Palma. Deux blacks en costard se déhanchent sur la piste. Pharell Williams, veste en strass, tombe sa voix de falsetto pendant que deux robots – les Dafts – jouent le remake d’un tube disco. Voix off, on hallucine, on entend chanter C3PO. Crises d’hystérie collective, émeutes, déferlement mondial. Les fans de Star Wars les plus hardcore crient au scandale, d’autres adorent. Certains ne sont pas cinéphiles, ils se demandent à quoi ça rime. Qui est C3PO ? Y a un rapport quelconque avec Grease, Travolta ou Pacino ? En plus, faudrait pas exagérer, que foutent les deux robots avec une paire de blacks ? Trop de tension, trop d’angoisse, on est complètement décontenancés. Les médias interviennent et montent une cellule psychologique. On nous explique tout : revival cool disco, concepts, greffes de peau. La nouvelle tendance c’est d’humaniser le robot. Elle est pas belle la vie ? Get Lucky, c’est pas la blaxploitation mais presque, ils ont même prévu des figurants. Exemple dans la fameuse scène d’ouverture où la production s’est payée Nile Rodgers pour un guitar gimmick. Les spectateurs se demandent pourquoi Nile Rodgers… Eh bien, parce que c’est chic.
Magazines, réflexion et batterie critique. Un spécialiste s’attarde sur le clip et sur les effets spéciaux. OK il y a les deux robots mais le subterfuge est évident. Ils ont repris une scène de Tron et l’ont collée en arrière-plan. Avec les nouvelles technologies, c’est facile. Palette graphique, chirurgie numérique, quelques manips et c’est réglé. Smash-up baby je te dis. On y voit que du feu. Discussions, polémiques, un expert des Cahiers du cinéma rapplique ventre à terre sur les plateaux télé. Selon lui, ça sent le réchauffé. Un peu comme les émissions de variétés où l’on fait chanter Julien Doré en duo live avec un hologramme de Dalida. L’audience est pétrifiée. Tu crois qu’on s’est fait arnaquer ? Débats, cris d’orfraies, c’est vrai qu’à bien y regarder, le jeu des Daft Punk paraît un peu figé. Alors génies du XXIe siècle ou plate resucée des années 80 ? La question est lancée mais on n’est pas obligé de trancher. De toute façon on n’a pas le temps, parce que le film a commencé. Générique, mégaproduction, casting de rêve. Scénario et réalisation : Bangalter, Homem-Christo (aka Daft Punk). Interprétation : Julian Casablancas, Pharell Williams, Panda Bear et Todd Edwards. Musique : Giorgio Moroder. Blockbuster je te dis.
La tournée démarre. Daft Punk around the world. Lancement mondial du disque en Australie. Wee Waa Show. Duran Duran avait acheté une île sur le site Second Life, les Dafts font leur promo dans le cadre d’une foire agricole en Nouvelle-Galles du Sud. Qui dit mieux ? La bourgade recense 2 400 habitants. La foire attire 4 000 visiteurs et, pour la première fois, à cause du buzz, des caravanes de camions arborant les logos de chaînes télé encombrent toutes les rues. Nuées de caméras, paraboles, embouteillage monstre. Quelques aborigènes alcoolisés, l’air mauvais, errent dans un labyrinthe de studios improvisés par les journalistes dépêchés sur place. La ville a été bâtie en pleine zone forestière. Industrie du bois, matériel agricole, concours de tronçonneuses. Après avoir assisté au défilé de chiens de race, fermiers et bûcherons se dirigent vers la scène aménagée pour l’occasion. Les Dafts eux aussi envoient du bois, ils sont entourés d’un arsenal de machines et débitent du disco. Avec leurs combinaisons futuristes et leurs casques rutilants, on dirait des cosmonautes en mission, ambiance Star Wars sur la planète Tatooine. A peine quelques jours plus tard, ils débarquent au festival de Cannes. Tapis rouge, crépitements des flashes, standing ovation. En coulisses, ils traînent au bar en compagnie de Spielberg. Steven est catégorique : George Lucas les veut absolument pour son prochain film. Eux et Clovis Cornillac. Les deux frenchies opinent du chef. Cocktails sur la table, regards incrédules, visières baissées. Myriades de paparazzi et port du casque obligé.
Les Dafts sortent de l’ascenseur pour rejoindre leur chambre du Carlton. Dans le couloir, ils croisent Yoann Lemoine alias Woodkid. Salutations, connexion, profond respect. Yoann voit secrètement en Daft Punk l’équivalent de ses pères spirituels. Les Dafts, quant à eux, reconnaissent en Woodkid un de leurs dignes héritiers. Un gars qui s’inscrit dans leur sillage et qui, lui aussi, à sa manière, a su repousser les frontières de l’industrie du disque. Sourires complices, poignées de mains, début d’homoparentalité ?
Le lendemain, clôture du festival de Cannes et projection du tout dernier clip de Woodkid. Certains ont raté les premiers épisodes, alors on leur explique. Des dépliants quatre pages sont distribués à l’entrée des salles. L’oeuvre s’appelle The Golden Age (2). Concept movie parce qu’il y a une idée géniale : plutôt que de le projeter dans son intégralité, le long métrage est diffusé en plusieurs parties sous forme de clips mensuels. Les trois premiers épisodes – Iron, Run Boy Run et I Love You – sont déjà sortis. Le tout forme un continuum visuel traité dans un envoûtant noir et blanc qui est aussi la marque indéfectible d’un certain cinéma d’art et essai. Le rêve. Les personnages semblent sortir d’une séance de shooting avec Karl Lagerfeld. Warriors, conte de fée, cathédrale. Dans un épisode déjà célèbre, un petit garçon fuit, une épée à la main. Long travelling durant lequel des monstres de terre et d’humus surgissent sous ses pas. C’est un peu comme le Seigneur des anneaux, les Hobbits et les géants, mais filmé par Michael Haneke, style Le Ruban Blanc. Il y a le film, un livre et même une BO avec des chansons. Woodkid est au four et au moulin, il fait tout. Art total je te dis. Ou quelque chose comme-ça.
A l’évidence, c’est ce qu’on appelle une success story. Les médias saluent la trajectoire de l’artiste et sa stratégie de communication. Interviews, look bear, parcours du combattant. Produit comme un film de cinéma indé, le premier épisode – Iron – s’était répandu en mode viral via de nouvelles applications Facebook. Propagation 3.0, l’univers de Woodkid proliférait à grande vitesse sur les réseaux sociaux. Sa somptueuse épopée à l’esthétique de papier glacé séduisait à la fois les ados et les quadras. Les fans, complètement accros, restaient aux aguets, impatients de découvrir le prochain volet de la saga. Comme quoi, le cinéma indé devenait mainstream. Au final, pas de surprise, le Français fait un carton au box office. Le film est tellement super, on va aussi acheter la BO. Vous en doutiez encore mais on nous l’a prouvé : l’art du XXIe siècle c’est celui du storytelling.
Daft kids et wood punk je te dis.
(1) Random Access Memories de Daft Punk est sorti sur le label Columbia, une filiale de Sony Music.
(2) The Golden Age de Woodkid est sorti chez GUM/Pias et a déjà été salué comme étant un des disques de l’année.
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