Antony Hegarty s’était fait rare en cette nouvelle décennie (son dernier LP, Swanlights date de 2010, si l’on met de côté le superbe live de 2012, Cut The World). Au point qu’on avait presque oublié le caractère essentiel et singulier de sa Pop intimiste et sophistiquée (entre Art Pop et Chamber Pop). Elle nous revient en 2016 sous un nouveau pseudonyme et en solo. Exit donc Antony and the Jonsons, bienvenue ANOHNI. Un changement aux allures de mutation. Antony, transgenre, semble se tourner vers une autre vie, une renaissance, à la fois de son identité mais aussi de sa musique. Son premier opus, HOPELESSNESS, est une bourrasque Pop aux allures d’avant-garde sans oublier de faire danser. C’est surtout une œuvre engagée sur de nombreux fronts (écologie, inégalités, guerres) qui ravive l’idée aujourd’hui diluée d’une musique populaire et consciente, sans la provocation hasardeuse – mais toutefois géniale – de M.I.A.
Pour mener à bien ce nouveau départ, elle s’est entourée d’artistes ultra-modernes, voire visionnaires : Hudson Mohawke et Oneohtrix Point Never. Le premier s’est fait un nom grâce à son projet de Trap musical avec Lunice, TNGHT, ainsi qu’avec son travail de producteur sur le novateur et controversé Yeezus de Kanye West. Le second n’en finit plus de multiplier les œuvres qui repoussent sans cesse les limites de la musique électronique. L’identité musicale propre à ces deux génies traverse de part en part HOPELESSNESS, tout en réussissant la tâche improbable de se fondre dans l’univers d’Antony Hegarty. En résulte une musique hybride, protéiforme, tiraillée entre beats Pop et Hip-Hop salvateurs, dissonances dronesques, expérimentations éblouissantes et moments de sidération totale devant le talent vocal d’ANOHNI. Le visage chimérique de la pochette résume en une seule image la richesse et l’ambiguïté d’un tel album.
HOPELESSNESS déploie son ampleur au fil de titres qui alternent tubes puissants (4 Degrees, Execution, Watch Me, Why Did You Separate Me From The Earth ?) et perles intimes (Drone Bomb Me, I Dont Love You Anymore, Crisis, Hopelessness). De fait, on découvre ANOHNI dans des registres inattendus, insoupçonnés. Cependant, l’étrangeté du chant de l’artiste couplée aux paroles cinglantes et engagées donnent naissance à une Pop à la fois efficace et réflexive, mais dénuée de tout cynisme. Derrière les percussions rageuses et le refrain fédérateur de l’énorme 4 Degrees, nulle parodie, mais une croyance totale dans les pouvoirs de la musique populaire qu’Antony Hegarty transcende. HOPELESSNESS devient à la fois l’album le plus accessible et le plus exigeant de son auteur.
La présence de morceaux plus expérimentaux (Obama et son constat désenchanté des mandats de l’actuel président américain ; Violent Men et sa critique des sociétés patriarcales) n’est finalement qu’une manifestation de l’ambivalence de cet opus. C’est aussi ce qui fait de ces derniers les chansons les moins intéressantes de HOPELESSNESS, qui bien que très bons (Obama et son chant lugubre ; Violent Men et son côté Glitch plus proche du style de Oneohtrix Point Never), dénotent un peu trop du reste.
Heureusement, entre-temps ANOHNi aura offert des moments de grâce totale, à commencer par le chef d’oeuvre introductif, Drone Bomb Me. Aérienne, intense, mais aussi dansante, elle contamine la suite de l’album, fonctionne comme le traité Pop auquel se rattachera constamment la chanteuse et compositrice. Le texte, un des plus poignants entendus depuis des années, nous désarçonne : la confession d’une jeune afghane de neuf ans qui prie le ciel de lui envoyer un drone pour la bombarder – le même qui a ravagé toute sa famille. Violent, mais sublime. Ces deux termes peuvent être employés à chaque titre. On appréciera la sensualité dérangeante de Watch Me où ANOHNI fantasme sur le système voyeuriste de surveillance américain qu’elle appelle même Daddy (« Papa »). Ou on pourra être époustouflé par l’étrange légèreté de l’instrumentation de Why Did You Seperate Me From The Earth? dans laquelle ANOHNI, après avoir constaté les ravages de l’humanité sur la planète, souhaite n’être jamais née.
Sur le même thème, mais sur un ton et sur des sons à la fois beaucoup plus désespérés et épiques, Hopelessness aurait pu apporter une fin idéale et radicale à l’album. L’apparition de cordes stridentes renvoie d’ailleurs à l’un des monuments Pop de 2015, tout aussi novateur, Vulnicura de Björk, dans lequel apparaissait déjà Antony (sur l’excellente Atom Dance). C’est finalement à Marrow, qu’incombe la tâche de clore l’album. Une fin tendre, plus calme, aussi jolie que sa métaphore – la Terre comparée à un corps féminin cancéreux abusé par le système capitaliste. HOPELESSNESS, percute donc son auditeur, mais n’oublie jamais de l’enlacer tendrement. Un des sommets de 2016, assurément.
Crédit Photo : Alice O’Malley
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