Le réalisateur d’un film, son équipe technique et ses acteurs doivent accomplir, pour qu’une idée de l’oeuvre puisse tendre vers son incarnation, une transfusion dans une entité encore sèche de sang battant, une défibrillation dans un tout conceptuel qui ne demande qu’à s’animer. Souvent, ces films battent entre 60 et 100 battements par minute, selon une fréquence normale, classique. Et pour cet audacieux et sublime supplément de rythme cardiaque opéré par son réalisateur, 120 battements par minute mériterait amplement la Palme d’Or.
Robin Campillo, Nahuel Perez Biscayart (extraordinaire révélation), Adèle Haenel ou encore Arnaud Valois s’unissent dans un film choral militant et vibrant, fonctionnant sur un système d’éléments éclectiques s’équilibrant comme des organes, pour donner la décharge vitale aux actions d’Act Up-Paris. C’est ainsi que sont brillamment mises en lumière les luttes contre le Sida, les laboratoires pharmaceutiques corrompus et le conservatisme français qui rejette encore les sexualités LGBTQI, la réalité de la maladie et la culture Queer. Et la prouesse inespérée de ce film historique rare est d’accéder à un degré de sincérité, de véracité et de réalisme de vies acharnées (et décharnées) tel qu’il dépasse les habituels poncifs des films dits militants.
Toute la beauté sobre et radicale, réaliste et quasi documentaire de cette œuvre tient dans le fait que le parti-pris esthétique du réalisateur – ancien militant d’Act Up – Paris se calque sur son système de fonctionnement relationnel et politique. Ainsi, l’organisation permet aux séropositifs d’être émancipés par le collectif, de sortir de l’habituelle étiquette déshumanisante qui ne les présenteraient que comme un groupe de folles en marge ou de peines perdues n’ayant plus goût à rien. Ici, les personnages – pour la plupart séropositfs – baisent, aiment, crient, agissent, mais surtout interagissent. Car si un film si sobre et documentaire se retrouve aujourd’hui en compétition officielle du 70ème Festival de Cannes, c’est bien parce que Campillo a tiré de cette épopée à la fois politique et intime la substance-même du cinéma dit social.
Au plus près des corps et au plus près des cœurs, les battements de chacun, lesbienne, gay, bi, trans, toxicomane ou mère de famille dont l’enfant est touché par la maladie s’entrechoquent dans leurs diversités et des portraits uniques, jamais stéréotypés. Ces portraits dessinent une dimension combative et résistante rarement approchée. Et, au-delà des luttes sociales, médicales et personnelles, ce sont les rapports entre chaque individu de la communauté, entre confrontation et soutien au sein de débats passionnants et immersifs, qui donnent à l’œuvre une ampleur incroyable, non sans rappeler les débats et confrontations entre élèves d’Entre les Murs (2008), film de Laurent Cantet dont Robin Campillo était co-scénariste. De la myriade de personnalités et de caractères, de l’imprévisibilité de leurs rapports, du réalisme de leur description, surgit une narration à mi-chemin entre documentaire et fiction.
Et l’on vit avec eux, furieusement et sans prétention esthétique particulière, dans une verve réaliste et combattante, tant dans le montage que dans la composition épurée, entre anxiété et espoir, et dans des jeux de nuances incroyablement profonds. Par-delà l’omniprésence de la mort et des ténèbres de la maladie, exprimés dans l’urgence de la réalisation, dans son image froide et vidée de toute superficialité, le tempo effréné des séquences de débat dont la longueur porte de manière croissante la grâce des discours enlève le film et coupe le souffle. Le spectateur est ainsi invité dans les rangée de l’amphithéâtre du collectif, porteur à son tour d’un message de solidarité, d’acceptation de l’autre et d’une société alternative telle un « univers parallèle que le cinéma seul peut construire », selon les dires-même du réalisateur. Les voix des malades sont enfin entendues et instruisent sur la maladie, tout en dépassant l’aspect didactique et préventif, par des incarnations de luttes exceptionnelles, diverses et acharnées.
À la fois acharné et décharné, voilà ce qui caractériserait le mieux le film, voguant sur les deux abîmes de la vie et de la mort, deux pôles qu’allégorise le personnage de Sean, incarné par Nahuel Perez. Lui aussi séropositif et l’une des voix principales d’Act Up – Paris. Il agit, au-delà de son statut de personnage principal, comme le cœur battant de l’œuvre. L’intime et le politique s’articulent majoritairement autour de lui. Et il permet de remettre en question, par son audace et l’avancée de sa maladie souvent ignorée, les corruptions morales et éthiques qui peuvent parfois gangrener le groupe, en rappelant haut et fort l’importance de l’individuel dans le collectif. Mais le décharnement est ce qui est le plus palpable dans 120 Battements par minute. On suit, avec une compassion rendue possible par un réalisme et une distance avec les événements très cliniques, sans pathos, la lente dégradation des corps, que la mise en scène ne sauve pas, comme pour souligner l’inéluctabilité de ce destin. Les malades, comme Sean, se dénudent, perdent la chair, mais poursuivent avec une force et un désir qui jamais ne s’éteint, comme soutenu par le métronome de leurs passions, de leurs amours. Les séquences de boîte de nuit, animées par la musique house des 90’s caractéristique de la culture Queer, à environ 120 battements par minute elle aussi, nous élèvent dans les limbes du désir et de l’inconscient déchaîné des militants, accédant par la danse frénétique à une libération.
Car il est (enfin) libérateur et incroyablement libre, ce film : les débats et dialogues, tournés à trois caméras, nous insufflent la force et la fébrilité de l’action d’exister, d’être soi, d’être en lutte, d’être avec les autres. Comme les giclées de faux sang que les militants étalent sur les vitres des labos, c’est tout le conservatisme moral et cinématographique, au cœur bien mou par moments, qui est touché, sans concession, en abordant la maladie, le désir, l’homosexualité et la mort, sans pessimisme, mais avec une rage folle : celle de passer outre les injustices. Mais ce qui permet de présenter ces apparents perdants comme les réels gagnants de l’épopée vitale, c’est cette liberté, ce désir dont ils sont épris : à travers eux, les émotions sont mises à nu, le sexe est sans tabou, même si l’on baise à tâtons sous une direction de l’image sombre et morcelée, pour exprimer la peur et la pudeur des séropositifs. Et surtout, comme un mantra et un crédo, ce que cherchent avec une autodérision déroutante, ce sont « des molécules pour qu’[ils s’] enculent ».
Cannes et son cinéma sont à nouveau véritablement politiques, contrairement aux critiques condamnant la partialité de certains choix. On retourne ici aux sources de la polis, ou l’ensemble des relations qui font société, sans collusions. Un film fait de diversités qui abolit l’idée de minorité et fait flamboyer les flammèches des individus malades, queer, marginaux, tout en conservant leur fébrilité inquiète qui témoigne qu’avec tristesse, aujourd’hui encore, elles peuvent s’éteindre à tout moment dans l’intérêt des grands.
Au-delà de son approche naturaliste, documentaire et charnelle, 120 Battements par Minute rend éternelles les luttes d’Act Up, des hommes, des femmes, des individus ne souhaitant pas se déterminer, qui le composent. Plus qu’un accusatoire décapant et qu’une ode à l’acceptation, c’est la furieuse tachycardie provoquée par le film, réveillant les corps et les esprits, qui fait de ces militants des résistants modernes, des guérisseurs ne sachant guérir.
Note:
Enregistrer