Un morceau, joué un peu après 22 heures le 4 Juillet 1987 à l’Hippodrome de Vincennes, résume toutes les raisons pour lesquelles, malgré les quolibets et le positionnement capillaire systématiquement contestable de Bono, on aime éperdument U2. Dans quelques jours, on saura si la panache de Vincennes habite toujours le groupe ou s’il devient la cash machine sans âme que l’on craint.
Le 12 Mai 2017, le BC Place Stadium de Vancouver accueillera la première date de la tournée « Joshua Tree » de U2. Même si on les a beaucoup usés, les DVD de Retour Vers le Futur ou d’Un Jour Sans Fin n’ont pas transformé cette actualité de 1987 en fake news de 2017 : le groupe a décidé de jeter aux oubliettes les nouveaux morceaux qu’ils avaient tant de mal à boucler pour se lancer dans une tournée des plus beaux stades du monde durant laquelle ils promettent de jouer in extenso The Joshua Tree.
Pourquoi donc ce soudain revival ? On a tout entendu… Inspirés par les 30 ans d’un album qui a, quoi qu’on pense du groupe, changé l’histoire de la musique ? Sans aucun doute.
Aiguillés par une actualité, plus anxiogène et rance encore qu’à la sortie du disque, qui rappelle au groupe ses révoltes de jeunesse ? Peut-être bien…
Motivés par des raisons moins avouables dont on se fiche comme d’une blague de notre banquier ? Sans le moindre doute !
Toujours est-il que le groupe, dont le line-up originel n’a pas varié d’un cheveu (Bono devant, qui ne touche plus, Dieu merci, aucun instrument, Edge aux guitares et la section rythmique discrète mais redoutable de Larry et Adam) se décide pour la première fois de son histoire à regarder dans le rétroviseur.
Depuis Joshua, ils avaient eu le courage d’innover, avec grâce souvent (Achtung Baby, chef d’œuvre berlinois, Zoo TV Tour avant gardiste ou Pop, expérience élécropop habitée), avec maladresse parfois (on se souvient de la redoutable mauvaise idée de l’album offert à tous d’autorité par Apple en 2014).
Ce mouvement passéiste si commun, celui que suivent presque tous les groupes installés qui n’ont pas croisé le chemin de Mark Chapman, peut cacher le pire comme le meilleur. Le pire, on l’imagine sans peine : il suffit de voir la première heure de Placebo sur scène ces temps-ci ou la plupart des concerts des Stones pour mesurer la tristesse d’une tournée dont les objectifs artistiques sont fixés dans le compte de résultat.
Mais avec les quatre irlandais, le meilleur n’est jamais impossible. L’envie d’en découdre, de donner de la résonance à des morceaux inouïs oubliés voire jamais joués live comme ce somptueux Red Hill Minning Town balancé sur les plateformes de streaming ces jours-ci dans un nouveau mix de Steeve Liliwhite.
Le verdict sera sans appel, et les premières dates de la tournée diront vite l’état d’esprit du groupe. A quelques jours du D-Day, c’est donc le moment de hisser la barre au niveau où on attend U2 : très haut. Alors, pour étalonner le carnet de notes, retour sur une date historique du Joshua Tree Tour originel. Retour à Vincennes, dans un Hippodrome. On est en plein milieu de la tournée européenne du groupe, et ceux qui étaient là ce soir là sont des privilégiés. Non seulement ils ont vu U2 au moment où le groupe changeait littéralement de dimension : il fallait pousser les murs pour les accueillir et personne n’avait vraiment prévu ça, comme en témoigne la production minimaliste de la tournée.
Ce soir là, les micros avaient des fils. Et des chattertons de toutes les couleurs dessus. Le fond de scène n’était qu’une pauvre bâche fatiguée, un peu triste, qui ne se doutait pas qu’elle serait bientôt remplacée par des millions de leds. En 1987, Edge avait des cheveux. Un joli chapeau. Et son nom mal orthographié sur des banderoles dans le public des premiers rangs. Adam aurait pu travailler à Fred de la Compta et Larry est toujours invisible derrière ses fûts. Bono, lui, n’a pas encore besoin de lunettes pour affronter ce que U2 devient.
Les Enfants du Rock sur Antenne 2 ont repris le signal de la télé anglaise qui diffuse en direct ce concert pour les 25 ans d’Island Records, le label de U2. C’est presque la fin du concert. C’est le moment de With Or Without You.
Ce morceau est encore neuf. Il n’est alors pas encore joué dans tous les mariages et quelques enterrements. Ce morceau est encore pur. Entier. Frais. With Or Without You n’a besoin que de quatre poursuites braquées sur quatre gars de Dublin pour exister devant plus de 100 000 personnes dans un champ.
Mais ce que le public français ne sait pas, c’est que ce morceau-là contient un couplet secret jamais enregistré que le groupe joue parfois, sur scène. Presque jamais. Ils décident de le jouer ce soir là, et à 05’00, pile à la moitié du morceau, Bono, habité, inspiré se lance dans ces lyrics hypnotiques :
We’ll shine like stars in the summer night / We’ll shine like stars in the winter night
One heart / One hope
Mais il ne prend pas le temps poursuivre. Pas de One love. One blood. Edge, Adam et Larry ne comprennent pas tout de suite que le boss a vu que quelque chose ne se passait pas bien dans le public. Ils continuent à jouer, avant de faire silence. Bono reprend ses bonnes vieilles habitudes messianiques et sermonne avec éloquence les fauteurs de troubles avec une repartie désarmante « what is this stuf ? Teargaz? I thought there were enough tears in this song« . (« qu’est ce c’est que ce truc ? Des bombes lacrymogènes ? Je pensais qu’il y avait assez de larmes dans cette chanson »)
Le morceau reprend et Bono, chamboulé par l’incident va devenir fou.
Depuis le début de la tournée, il aime mélanger With or Without You avec l’un des plus beaux morceaux du monde, Love Will Tear Us Appart de Joy Division. Mais ce soir là, à cause de cet accident là, il improvise un mariage à trois : son morceau, celui de Joy Division et un troisième morceau dont il invente les paroles, à 6’49 :
Love, love will tear us apart again / Love / Love / Love /Love / Loooooove
Puis l’impro :
Paris way, I walk trhough the streets / In the light of the day I knew that someone had arrived / When i Saw your eyes / When I see you / When I hope That it was good / As it was good for me / As it was good for u/ That it was good for me / Yeah
Et retour en univers connu :
Love, love will tear us apart again / Yeah / Love, love, love, will tear us apart again.
Without you / Without you I can’t leave / With or Without You
Est-ce l’improvisation ? L’énergie ? La simplicité ? La rage ? L’électricité du moment ? L’opportunisme ? Le panache, tout simplement ? Tout ce qu’on aime dans U2 est là. Mille fois, dans mille états différents on peut écouter ce passage et mille fois les frissons viennent.
Brian Molko, de Placebo aurait un jour déclaré : « We have a theory that all the songs on this planet have ripped off With Or Without You basically ». (« notre théorie, c’est que toutes les chansons du monde sont issues de With Or Without You »).
À Versatile, notre théorie c’est que les 30 ans d’un chef d’œuvre méritent une tournée sans la moindre concession artistique et que le panache ne souffre pas la moindre exception. A Vancouver en Mai, au Stade de France en Juillet, puisse U2 se souvenir de ce regard croisé un soir d’été à Paris, il y a trente ans…
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