Certains films sont de véritables défis à l’exercice critique, « The tree of Life » fait partie de ceux-là, pour plusieurs raisons. La première est liée aux attentes démesurées suscitées à la fois par les reports successifs dont a fait l’objet le nouveau métrage de Terrence Malick (projet lointain du réalisateur connu sous le nom de code « Q », envisagé un temps pour une première à Venise 2009, puis à Cannes 2010 avant d’intégrer la sélection officielle de la Croisette cette année), à la rareté du réalisateur sur les écrans (seulement 5 films en plus de 30 ans de carrière) et au sujet même du film, dont l’ambition équivaut peu ou prou à celle d’un Kubrick lorsqu’il réalise « 2001 : l’odyssée de l’espace ». Soit une grande fresque cosmique et intime qui englobe dans un même élan les origines du monde, la vie, la mort, Dieu, la foi, les questions fondamentales sur la naissance de la vie, l’univers… rien que ça ! Comme les films de Kubrick, qui étaient plus ou autre chose que ce à quoi on s’attendait, des films-monde, des films-cerveau, l’effet de sidération provoqué par « Tree of Life » est total, et nécessite du temps, voire des visions multiples pour réussir à l’appréhender. D’ailleurs, combien d’exégèses aujourd’hui encore ont tenté de percer le secret du monolithe noir de Kubrick, on imagine que de nombreux textes et analyses viendront compléter notre compréhension du film de Terrence Malick, en déchiffreront les signes, en décoderont les messages.
On ne se risquera donc pas à donner un avis définitif sur « The Tree of life », mais davantage une impression à un instant donné, qu’il faudra laisser mûrir à l’épreuve du temps (est-ce que le film vieillit bien ?) et de la mémoire. Le film se basant sur une forme de narration non conventionnelle, qui fait plutôt appel aux sensations, une sorte de cinéma-poème, avec son système de rimes internes qui font sens a posteriori, il ne s’apprivoise pas facilement, ses beautés, ses secrets ne se révèlent pas instantanément mais surgissent après coup, lorsqu’un détail, un plan revient à la mémoire. Ne pas céder non plus à la tentation des extrêmes : rejeter d’un bloc une œuvre audacieuse et courageuse dans un éclat de rire cynique, en convoquant les comparaisons à l’imagerie publicitaire ou à celle des documentaires du National Geographic, forcément faciles et réductrices. À l’inverse, éviter le dithyrambe inconditionnel d’un film qu’on voudrait aimer à tout prix. Au final, ne se fier qu’au plaisir procuré, dont la mesure doit se situer entre les deux : ni l’orgasme cosmique attendu, ni fable new age à vouer aux gémonies, « Tree of life » est paradoxalement plus complexe et beaucoup plus simple que l’objet que voudraient brandir ses thuriféraires ou ses farouches opposants.
On se croyait suffisamment familiers de la grammaire cinématographique de Terrence Malick, sa façon de lâcher les rênes du récit pour s’abandonner à la contemplation, à l’introspection philosophique, pour recevoir « The Tree of Life ». On croyait aussi maîtriser son précis lynchien quand est arrivé « INLAND EMPIRE ». Dans les deux cas, une manière pour ces deux grands cinéastes de radicaliser la formalisation de leur propos, d’aller plus loin dans l’expérimentation, de manifester leur liberté totale, qui peut en laisser plus d’un au bord de la route. On identifie pourtant de nombreux motifs récurrents de Malick dans « The Tree of life », à la fois visuels et thématiques, mais qui apparaissent ici comme morcelés, fragmentés, restitués selon la logique de la mémoire, du souvenir. Les plans montrant en contre-plongée des rais de lumière au travers des branchages d’arbres, la captation en macro de détails de la nature – végétation, insectes – , l’utilisation quasi systématique de la caméra mobile et de mouvements ascendants en balanciers, la thématique du paradis perdu, de l’innocence pervertie, on a déjà vu cela dans « Les moissons du ciel », « La ligne rouge » ou « Le nouveau monde ». Mais cette fois, Malick va plus loin dans la déconstruction du récit pour proposer au spectateur une expérience sensorielle inédite, musicale, dans un montage elliptique, un collage poétique qui embrasse simultanément la chronique familiale intimiste à l’évolution de la vie.
Dans ses meilleurs moments, le film réussit ce parallèle vertigineux entre l’observation juste et bouleversante d’un enfant qui grandit – fait ses premiers pas, apprend à parler, découvre la jalousie quand il n’a plus l’exclusive maternelle – avec la création de l’univers, grâce à une écriture cinématographique d’une fluidité parfaite dans l’enchaînement des plans où tout est suggéré. La mise en scène est alors d’un lyrisme absolu et touche à l’universel en mettant en place un système de rimes internes qu’il s’agit de déchiffrer. Ainsi, la domination d’un dinosaure envers un congénère échoué sur une plage, suivi d’un mouvement de protection renvoie au même geste d’un frère envers son cadet quand il comprend qu’il a le dessus sur lui. De la même façon, l’opposition « grâce »/ « nature » annoncée par la voix-off dès l’ouverture trouve-t-elle sa déclinaison tout au long du film. Le père est autoritaire et terrien tandis que la mère incarne la douceur et la légèreté (la scène du papillon, celle de la lévitation), il réveille ses enfants brutalement tandis que la mère procède de façon ludique (les glaçons sous les couvertures), il se rêvait musicien mais occupe un poste d’ingénieur et ne réussit pas à vendre ses brevets, il voudrait témoigner de l’amour à ses enfants mais ses gestes sont brutaux. Il y a dans « The Tree of life » une aspiration perpétuelle vers le haut, signifiée par la figure de la contre plongée, le ciel, le soleil, les plans ascendants. Quand la foi est questionnée dans un dialogue entre l’homme et Dieu, la caméra est sans cesse en mouvement, se fait astronomique, presque minérale, le film est sublime, aérien, opératique. La foi est sans cesse interrogée et mise à mal dans l’épreuve de la vie (le « Où étais-tu » de la mère quand son fils décède, le « Pourquoi n’as tu rien fait » de Jack quand l’enfant se noie). La mère cherche des réponses dans la spiritualité, l’enfant se cherchera un modèle à travers l’image de son père.
La caméra, jusqu’ici tournoyante, cesse son mouvement de balancier incessant pour se satelliser autour de la relation entre le père et son fils et le film suit alors le schéma plus classique et convenu du développement de la psychologie de l’enfant, qui s’émancipe, teste la frontière entre le bien et le mal, éprouve la culpabilité, voudrait tuer le père, se rebelle face à l’autorité. Jack s’octroie le pouvoir de vie et de mort (les scènes de torture animale) et découvre le pouvoir qu’il a sur son petit frère, au point de tester sa confiance en lui dans des jeux dangereux, avec une carabine à plomb ou une lampe électrique dans un simulacre d’électrocution. Victime de l’autoritarisme de son père, il devient le bourreau de son cadet (magnifiques scènes de pardon et de complicité entre les deux enfants). Il s’agit ici de se forger une identité, de faire des choix et Jack fait celui de ressembler à son père qu’il déteste mais qu’il finit par imiter (« Je suis comme toi »), annonçant le dernier acte, celui de l’âge adulte, la plus problématique du film tant elle donne l’impression, à l’image du personnage joué par Sean Penn, de tourner en rond. Dans d’immenses structures urbaines d’acier et de verre, Jack, devenu architecte, semble comme prisonnier de ses souvenirs, de ses regrets, son environnement n’est qu’un théâtre d’ombres où il évolue tel un fantôme. Est-il mort ? Les souvenirs qui lui reviennent en mémoire sont-ils les derniers instants de conscience d’un homme quittant la vie ? Sean Penn n’a pratiquement aucune ligne de dialogue à prononcer, Malick convoquant des symboles religieux sur-signifiants : la bande son est occupée par un « Agnus Dei » qui indique l’idée de résurrection, la lumière évoque la renaissance, la plage et les vagues qui effacent les pêchés. La scène finale, celle des retrouvailles de la famille avec le frère décédé navigue sur le fil entre le grotesque naïf et l’émotion pure, Malick évitant cependant la catéchèse en posant davantage de questions qu’il ne donne de réponses, en bouleversant sans cesse les repères du spectateur, le renvoyant à sa propre expérience intime, ses propres croyances, le film poursuivant son travail longtemps après la séance.
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