Un vieux fantasme : David Cronenberg qui réaliserait l’adaptation d’American Psycho, de Bret Easton Ellis. Il fut un temps où le réalisateur de La mouche aurait été le candidat rêvé pour porter à l’écran ce roman qui mélangeait l’extrême violence à la froideur clinique et correspondait parfaitement à ses obsessions autour des transformations de la chair, du culte du corps et du sexe. C’est finalement Marry Harron qui a mis en image sans aucun génie ce livre à scandale – un vrai gâchis considérant son immense potentiel. Avec Cosmopolis, on peut considérer que Cronenberg réalise enfin son grand film «de crise», celle du capitalisme (la nôtre, pas celle de 1987 d’American Psycho, ni celle de 2000 décrite dans le roman), vue à travers le regard d’un golden boy de la haute finance. Plus de vingt ans séparent Patrick Bateman d’Eric Packer, mais l’essentiel demeure : tous les deux sont isolés du reste du monde et observent la chute de leur empire dont ils ont favorisé la précipitation, d’un point de vue cynique, glacial et désincarné.
Cependant, David Cronenberg ne met pas en scène Cosmopolis comme il aurait réalisé American Psycho. La promesse de la «nouvelle chaire» de Videodrome passe pour de l’histoire ancienne, le cinéaste a épuré son cinéma à l’extrême, refusant les effets choc, l’expurgeant de tout motif inutile pour privilégier une grammaire beaucoup plus fonctionnelle dont l’objectif est de donner leur place aux acteurs et aux mots. Le cinéma de Cronenberg n’est plus un cinéma de la chaire, mais du verbe. Il filme des personnages qui parlent sans aucune autre forme d’artifice : champs/contre-champs, variation des valeurs de plan et de cadrage, de durée. Derrière l’apparente simplicité, ce cinéma-là recèle une immense richesse, une grande complexité paradoxale.
Le scénario de Cosmopolis respecte à la virgule près les dialogues du roman, le rythme si particulier qui caractérise l’écriture de Don De Lillo. Le film est de ce fait très verbeux, une longue logorrhée parfois absconse et ésotérique qui peut agacer voire laisser en-dehors. D’autant plus qu’en reproduisant strictement les mots du romancier, le film se situe davantage du côté d’un langage écrit qui appelle le talent des comédiens pour exister dans leurs bouches. Le respect de la règle des trois unités renforce le côté théâtral du film : unité de lieu (une limousine), unité de temps (une journée), unité d’action (un jeune loup de la haute finance doit traverser la ville pour se faire couper les cheveux). Ce dispositif contraignant autorise le recours aux figures allégoriques : le golden boy comme un monarque assis sur un trône, la limousine totalement hermétique au reste du monde avec ses systèmes d’isolation phonique (énorme travail du sound design qui exclut tout autre son de l’habitacle) et de vitres teintées, image quasi vampirique d’un Robert Pattinson post Twilight…
Cosmopolis s’inscrit naturellement dans la filmographie de son auteur, mais si on pense souvent à Crash, c’est moins pour la symbolique de l’automobile comme allégorie du sexe et culte de la vitesse que dans la façon presque fantomatique dont les acteurs récitent leurs textes, comme s’ils étaient absents au monde qui les entoure. Sarah Gadon, qui interprète ici la femme d’Eric Packer s’inscrit ainsi comme une sorte de clone de Deborah Hunger dans Crash. Cosmopolis, dans cette atmosphère de dialogues murmurés, ce verbiage ininterrompu, acquiert une force hypnotique dont il est difficile de s’extraire. D’autant plus que le texte, pour compliqué qu’il soit, est fascinant et d’une grande richesse dans le discours (sur les rapports entre l’art et l’argent, le temps, le pouvoir, l’aliénation de l’individu, etc.). Film-monde plutôt que film-cerveau, Cosmopolis est le nouveau jalon nécessaire et indispensable d’un des réalisateurs les plus excitants de notre époque, qui ne finit jamais de nous surprendre et dont on attend forcément la suite avec impatience.
Note: