Dominick Fernow est un monument de la musique contemporaine. Pourtant, si ce nom évoque peu de choses c’est simplement parce que la totalité de ses faits d’armes ont pris place depuis la fin des années 90, dans le milieu underground de la Noise, de la Harsh Noise, de l’Ambient et autres musiques expérimentales à prédominance électronique. Le genre de musique ingrate, répétitive et difficilement supportable pour une grande partie des auditeurs. Pourtant, avec la multiplication de projets parallèles à Prurient, son principal monstre musical, le New-yorkais de cœur (il est né au Wisconsin mais a vécu la majeure partie de sa vie dans la Big Apple) s’est peu à peu intéressé à des sonorités beaucoup moins abstraites et beaucoup plus accessibles. Son projet Techno, Vatican Shadow, a notamment su démontrer que l’homme est capable de faire bouger ses auditeurs, même sur des rythmes lancinants et sombres, ce que l’avant dernier album de Prurient, Through The Window, sorti en 2013, cristallisait parfaitement. Fernow, l’artiste aux 200 créations musicales (Lp, Ep, Single, etc.), est un homme de l’ombre, au sens propre du terme et son œuvre est une exploration de ce territoire des ténèbres, la profondeur de la noirceur, violente, douce, enragée ou mélancolique. Le dernier album de Prurient, Frozen Niagara Falls, sorti ce 12 mai 2015, est un paradoxe sublime. D’abord parce qu’il est l’une des œuvres de l’artiste dont la gestation fut la plus longue – cinq années -, ce qui est énorme pour quelqu’un qui nous a habitué à sortir de nombreuses créations chaque année, jusqu’à l’excès. Ensuite, parce qu’il est le moins électronique de ces albums. Conçus d’abord comme un objet uniquement constitué de sons et d’instruments acoustiques, Fernow dut malheureusement se résoudre à réintroduire l’électronique dans sa musique, pour notre plus grand bonheur tant ce mélange improbable offre un souffle nouveau à son œuvre. Enfin, parce qu’il est son album le plus humain et le plus vivant, malgré l’apparente noirceur du tout. Mais c’est une noirceur au service d’un projet aux allures mélancoliques, une mélancolie toute portée sur la métropole New-yorkaise et ses rues où les hobos victimes de la crise s’amoncellent, où les plus riches s’enrichissent d’avantage et envahissent les quartiers populaires. Une New-York en perte d’âme finalement, et Frozen Niagara Falls, plus bel album de son auteur, est le portrait le plus inattendu et merveilleusement informe de cette déliquescence.
Le vocabulaire manque pour décrire une musique aussi abrasive, complexe et abstraite que la Harsh Noise. Une musique qui se laisse très peu dompter, préférant dominer l’auditeur et le laisser se plonger, ou non, dans ses méandres soniques. Fort heureusement, Frozen Niagara Falls est aussi son album le plus accessible, en plus d’être son Magnum Opus – d’après ses propres dires, et on ne le contredira pas. Double album de quatre-vingt-dix minutes, ces chutes du Niagara gelées rappellent évidemment un des grands moments musical de ces dernières années, le grand retour des Swans avec deux double Lp de suite, et To Be Kind. La richesse et la difficulté d’accès de ces œuvres se retrouvent dans Frozen Niagara Falls, mais qui comme ces derniers, offre en même temps une certaine accessibilité pour un plus grand public à une musique expérimentale auparavant hermétique. Tout aussi homogène que ces prédécesseurs, le nouveau Prurient est un album qu’il est nécessaire d’écouter d’une traite pour en ressentir toute la beauté. C’est une véritable odyssée dans les rues New-yorkaises qui se déroulent dans nos oreilles seize titres durant, mais une odyssée torturée, intimiste et intense. On y traverse les différents ponts mythiques reliant les neighborhoods New-yorkais (Myth Of Building Bridges), on marque un arrêt dans le quartier où a vécu Fernow (Greenpoint), avant d’aller s’émerveiller devant la fantastique vision de ces chutes du Niagara gelées (Frozen Niagara Falls (Portion One) et (Portion Two)). Il y a une logique subtile qui dirige tout l’album et ceci, même si chaque titre est différent de l’autre. On pourra peut être trouver le second CD plus cohérent et moins brouillon que le premier, mais Frozen Niagara Falls – comme, dans un genre totalement différent, cette année le dernier Kendrick Lamar -, est une œuvre conçue avec minutie de A à Z. C’est le retour de l’album conçu comme une œuvre totale.
Frozen Niagara Falls est le carrefour où s’entremêle plusieurs sonorités, plusieurs ambiances, plusieurs émotions. Il évoque à la fois la tristesse, la violence, la mort, le chaos, mais aussi la vie. C’est en vérité un très long poème non plus écrit en vers ou en prose, mais en bruits et (dés)accords, en cris et chuchotements. La voix de Fernow a d’ailleurs rarement était aussi présente dans l’une de ses créations. Il est le guide et poète de cette Divine Comédie New-yorkaise, métamorphosé en un Virgil drogué et à l’âme violentée qui mène son Dante/Auditeur entre Enfer, Purgatoire et Paradis, parfois les trois en même temps. Car ce nouveau cru de Prurient est insaisissable et surprend même l’habitué de l’artiste sous toutes ses formes. Le premier « single » de l’album, Dragonflies To Sew You Up est une claque monumentale dont il sera difficile de s’en relever. Pendant un peu plus de cinq minutes, Fernow nous embarque dans son malaise urbain, vertige sensoriel étouffant. La voix guttural de l’artiste s’abat, sans jamais rompre, dans les oreilles de l’auditeur, faisant passer un chanteur de Metal extrême pour une icône de pop. Mais c’est surtout la forme du morceau qui bouleverse, un chaos logique et cohérent. On sait que Dominick Fernow a fait appel à trois musiciens différents (guitare, batterie et synthé), les a fait jouer séparément, sans aucune idée de ce que les autres avaient fait, et a remonté le tout à sa façon. On comprend mieux cette impression de désordre abstrait que l’on avait rarement autant ressenti chez Prurient, même à l’époque de ces monolithes de la Harsh Noise, Pleasure Ground et Arrowhead. Dragon Flies To Sew You Up ressemble à un morceau de Black Metal épuré, où la batterie est réduite à un beat unique et répétitif, proche de la musique industrielle, les guitares saturées se sont muées en acoustique et le synthé est devenu presque Pop.
On ne peut nier la valeur hautement cinématographique de l’ensemble tant les sons déployés délivrent des images mentales à l’auditeur.
Parler de Pop, ou plutôt de Synth Pop, pour Frozen Niagara Falls, n’est pas hérétique tant Dominick Fernow semble vouloir à chaque fois nuancer la violence et le chaos de sa musique par des éléments quasi chatoyants, ou tendres et calmes. On savait l’artiste torturé, mais pas aussi schizophrène, et on ne parle pas seulement de deux personnalités qui s’opposent. Every Relationship Earthrise, par exemple, est sûrement un des titres les plus extrêmes de l’opus et pourtant, les synthés technoïdes qui accompagnent les complaintes écorchées de Fernow ouvrent le morceau vers un abîme insoupçonné : John Carpenter meets Napalm Death. John Carpenter justement est le nom qui nous vient le plus souvent à l’esprit lors de certaines des seize chansons de l’album. On ne peut nier la valeur hautement cinématographique de l’ensemble tant les sons déployés délivrent des images mentales à l’auditeur. En cela, se joue aussi le caractère si passionnant et prenant de Frozen Niagara Falls. Mais aussi peut être son côté impénétrable, on peut très bien rester hermétique au film qui se déroule dans nos oreilles, ou à l’inverse être embarqué et créer ses propres scènes. Shoulders Of Summerstones, Greenpoint ou Myth Of Building Bridges, tout aussi merveilleux qu’ils sont, font office de labyrinthes musicaux dans lesquels on ne peut que se perdre. Mais c’est aussi un vrai plaisir de s’abandonner dans les plages sonores et de lâcher le fil d’Ariane.
Frozen Niagara Falls est la pièce maîtresse de l’oeuvre de Dominick Fernow. En plus d’y trouver quelques unes de ses meilleures créations Harsh Noise – le morceau éponyme éventré en deux parties dans le second CD en tête – l’album est aussi un lieu où se développe une facette sensible de l’artiste inattendue, tant on avait oublié qu’il y avait un homme derrière ces machines électroniques et ces cris primitifs. Derrière le récit New-yorkais se construit l’aventure intérieure de l’auteur, avec quelques-uns des textes les plus personnels qu’il ait écrit – Traditional Snowfall où se mêlent souvenir amoureux heureux et destructeurs, dans ce qui est sûrement le morceau le plus violent de l’album, que ce soit dans le chant ou dans l’instrumentation. Les confessions de Fernow sont rarement douces et on devine aisément que l’homme est un être qui souffre, si on ne s’était pas déjà aperçu de cela à travers sa musique depuis presque vingt ans. Mais le « What we do, we invite pain » crié dans Falling Mask peut être contrebalancé par le murmure qui accompagne le final de Every Relationship Earthrise, « Go towards the light ». De la douleur à la lumière, de la lumière à la douleur, Frozen Niagara Falls nous fait vivre ces trajets incessamment.
Si mélancolie et tristesse il y a, la béatitude et le bonheur se trouvent au bout de cet obscur tunnel.
Pourtant, si la noirceur prend beaucoup de place dans cette œuvre, et surtout dans le second CD avec l’éblouissante tétralogie Frozen Niagara Falls (Portion One) – Cocaïne Daughter – Falling Mask – Frozen Niagara Falls (Portion Two), on ne peut s’empêcher de penser que l’objectif de Dominick Fernow est d’aller vers la lumière, et de nous y emmener avec lui. Si mélancolie et tristesse il y a, la béatitude et le bonheur se trouvent au bout de cet obscur tunnel. Bien que les synthés éthérés du beau titre d’Ambient Jester In Agony avait donné une pause quasi romantique à l’album – on ne peut que penser à Angelo Badalementi et son synthé si reconnaissable dans les fantastiques bandes originales des chefs d’oeuvres de David Lynch, Twin Peaks ou Mulholland Drive – la chanson qui clôt Frozen Niagara Falls semble offrir une fin en douceur à ce périple. Christ Among The Broken Glass a une simplicité bouleversante : c’est une succession d’arpèges acoustiques soutenus par des nappes sonores électroniques chaleureuses et des sons de pluie et d’orage, jusqu’aux dernières minutes où Fernow chuchote son ultime poème. L’évocation du Christ dans le titre cristallise les fortes allusions religieuse subtiles qui parsèment l’album. C’est surtout la meilleure manière de conclure sur la lumière. Toutes ces histoires de douleurs intimes, de pauvres mendiants dans les rues, de cacophonie sonore et de grisailles menant nos vies convergent dans ces derniers mots : « Down snowy streets, among the broken glass, you can find Christ feeding the poor » (« Dans les rues enneigées, parmi les bris de verre, tu peux trouver le Christ nourrissant les pauvres »). Peu importe le fait de croire ou non en Dieu, toute personne porte en elle la lumière du Christ. Cette faculté d’aider son prochain, c’est aussi une manière de survivre à une vie de souffrance, la sienne et celle des autres, riches ou pauvres. Finalement, Frozen Niagara Falls est un album qui marche doucement vers la lumière, qui fait l’épreuve de la douleur et de la mort mais qui ne perd jamais la cap de la vie. Personne n’aurait pu penser que l’une des œuvres musicales les plus profondes de ces dernières années viendrait de l’esprit d’un homme qu’on a longtemps cantonné à un art déshumanisé, voire inhumain. Pourtant on ne peut qu’être désarmé à l’écoute de la grandeur de Frozen Niagara Falls et sa poésie cathartique.
Prurient – Frozen Niagara Falls (Profound Lore Records)
Note: