«Où vont dormir les limousines le soir ?» demandait le personnage interprété par Robert Pattinson dans Cosmopolis – autre grand film de la sélection cannoise cette année, autre film à avoir été injustement boudé par le jury de la Croisette. La dernière scène de Holy Motors répond à cette interrogation : elles sont stationnées dans un immense entrepôt où elles tapent la causette quand les chauffeurs les ont garées, comme dans un remake de Cars des studios Pixar. Cet anthropomorphisme automobile est l’ultime fantaisie d’un film qui se permet tout, de façon ludique et décomplexée, qui revisite le cinéma d’arts martiaux, le polar de série B, la comédie musicale, le teenage movie, le drame psychologique avec une gourmandise qui le fait passer d’un genre à l’autre au gré des mutations transformistes de Denis Lavant. Il interprète Monsieur Oscar, personnage énigmatique qui honore ses «rendez-vous» de la journée en jouant des rôles qui sont autant de simulacres de la vraie vie. Tour-à-tour homme d’affaire, père de famille, vieillard sur son lit de mort, banquier, mendiante, doublure de motion capture, l’acteur passe d’une incarnation à l’autre avec la Limousine comme loge où il change de costume et se maquille, et comme un trait d’union entre les univers qu’il visite.
Holy Motors est donc autant un film sur le métier d’acteur, le travestissement, l’illusion, que sur le cinéma. Si bien que Leos Carax – cinéaste maudit s’il en est – met en scène son propre retour dans un prologue beau comme du David Lynch. Il se réveille dans une chambre d‘hôtel, complètement décharné, en pyjama. Des bruits de mouettes et de sirènes de bateau proviennent de l’extérieur alors que la fenêtre donne sur un aéroport. Il découvre une porte dérobée qu’il ouvre grâce à une sorte de clé qui lui sert de main. Au fond d’un couloir, une porte débouche sur une salle de cinéma cauchemardesque où les spectateurs sont assis dans l’obscurité, endormis ou morts. On ne sait pas. Sur l’écran est projeté Holy Motors. Leos Carax procédera encore plusieurs fois à la mise en abîme de son propre cinéma : dans la course folle de Denis Lavant devant un fond vert façon Zoetrope, qui rappelle la fin sublime de Mauvais Sang, dans une visite nostalgique de la Samaritaine à l’abandon, souvenir des Amants du Pont-Neuf qui a valu la ruine de son metteur en scène et enfin dans la reprise du personnage de Merde, déjà présent dans un sketch du film Tokyo.
Cette première scène en forme d’introduction, mystérieuse et fantomatique, outre qu’elle situe le film à un niveau «méta» – une promenade dans les différentes formes du Septième Art et dans le propre cinéma de Carax – et nous invite à un voyage, pose aussi le thème de la mort (la mort artistique de Carax, dans l’incapacité de tourner pendant plus de douze ans) et de la résurrection (la fin du purgatoire) comme central dans le film. On meurt et on revit souvent dans Holy Motors, comme dans un jeu d’enfants (un coup de couteau dans la jugulaire et hop ! on se relève comme si de rien n’était), plusieurs scènes se déroulent dans un cimetière parisien. Mais c’est surtout dans un sens cyclique, de recommencement et de réinvention qu’il faut prendre le film, que ce soit dans la capacité de l’acteur à renouveler sans cesse ses identités, comme du réalisateur qui doit transcender ses formes, afin de continuer d’exister aux yeux du public. «On dit que la beauté est dans les yeux de celui qui la voit. Mais si plus personne ne regarde…», entend-t-on dans Holy Motors. L’angoisse de la finitude, du kitsch («la station de correspondance entre l’être et l’oubli», selon Kundera), hante le film qui interroge sa propre matière, le sens des images, de la réalité et du mensonge dans une inventivité absolument inouïe, à la fois post moderne et nostalgique.
Tout cela pourrait paraître excessivement théorique, pompeux ou égocentrique, mais le film est avant tout un immense plaisir de cinéma qui fait appel au pouvoir de sidération du spectateur. Comme si nous étions les témoins primitifs d’un tour de magie joué pour la première fois. Que ce soit dans le registre du drame ou de la comédie, chacun pourra y trouver son compte. Ainsi, la scène d’amour entre la doublure de motion capture et la contorsionniste est d’une beauté qu’il n’est en rien besoin d’expliquer, elle ne doit rien à l’intellect ou à un niveau de référence ou de connaissance du cinéma. Elle ne repose que sur l’émotion, sur les sensations pures. De la même façon, la scène du pavillon de banlieue ou le dernier personnage de Monsieur Oscar va rejoindre sa famille – une tribu de singes – est bouleversante car elle contient une certaine forme de cruauté et d’absurdité qui émeut d’instinct. Holy Motors n’est donc pas un film autiste replié sur son propre système même s’il ne fait jamais l’économie de l’exigence, c’est une expérience de cinéma dont on ne pourrait trouver une équivalence récente que dans Mulholland Drive, de David Lynch. C’est le plus beau compliment qu’on puisse lui faire.
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