Arthur Tress, à l’instar de Diane Arbus, abandonne très tôt le format 24×36 propre aux grands documentaristes et y substitue la quadrature du 6×6, apparemment plus prompte à canaliser son imagination débordante. Contrairement à nombre de photographes de sa génération ou de celle qui l’avait directement précédée, l’oeuvre de Tress ne s’inscrit pas spécialement en opposition au réalisme poétique ou à la notion d’instant décisif, et ne constitue pas non plus un inventaire plus ou moins réussi des rituels secrets de la société américaine soumis à l’épiphanie argentique. L’exposition qui lui est consacrée au Château d’eau permet de mesurer l’écart qui le sépare de ses illustres aînés et notamment des stars US de la photo documentaire et urbaine que sont Robert Frank, William Klein, Diane Arbus ou Garry Winogrand.
Comme tous les grands photographes, Tress traque la réalité, mais celle-ci, malgré toutes les nuances que cela suppose, est rarement abordée frontalement. Dans cette exposition, les photos les plus anciennes, celles des années 50 et 60, portent encore des traces de néoréalisme ou de ce que Tress lui-même appelait de son voeu « réalisme magique », mais très tôt, dès le début des années 70 et la confection du livre The Dream Collector, son art tendra vers des pratiques plus composites et interventionnistes, le photographe n’hésitant pas à diriger et mettre en scène dans un monde transformé en un studio-réalité de plus en plus en proie à l’étrange ou au fantastique. Ce qui frappe le plus, à partir de ces années-là, c’est à quel point sa vision travaille simultanément sur plusieurs niveaux de réalités. Les prises de vue deviennent de savantes parties de chasse où l’esprit cherche à capturer, à travers des agencements plus ou moins improvisés, la collusion entre réalité diurne, fantasmes nocturnes et inconscient collectif. Dès lors, le jeu du regard s’apparente à un pur exercice de contamination de ces différentes zones les unes par les autres. Dans certains clichés, ce phénomène est enregistré tel quel, lors de manifestations in situ. Ainsi Drug Addict nous montre une jeune femme seule dans une ruelle, vêtue d’une robe disco et dans un état second, l’effet de la drogue imprégnant manifestement les alentours pour la transporter dans une autre dimension. Mais, à bien y regarder, cette image n’est pas si différente de celle accrochée à la cimaise juste un peu plus loin, et qui représente une autre jeune femme seule dans un ascenseur, vêtue d’une robe futuriste et affublée d’un sceptre, à l’occasion d’une soirée dédiée aux fans de Star Trek. L’image, cette fois-ci, procède d’une contamination du réel par l’imaginaire d’une série télé et n’est pas sans évoquer elle aussi de lointaines galaxies à propulsion neuronale.
L’approche de Tress, de différentes façons, privilégie souvent une extrême porosité entre les différentes strates de la psyché. Au-delà de la qualité de prise de vue, ce qui fait l’intérêt tout particulier d’un cliché comme Teen with pigeon, c’est qu’il ne peut être dissocié de certains pans de la mémoire cinéphilique. L’image pourrait provenir d’un film de Vittorio De Sica mais aussi bien n’être qu’un spin-off de Sur les quais, le sujet photographié résultant d’une collision entre la culture néoréaliste de Tress, celle des films italiens de son enfance, et le propre imaginaire d’un ado – celui-là même qui figure sur la photo – en mode mimésis Marlon Brando. Paradoxalement, ce que nous montre les portraits de Tress, c’est que cette logique peut également fonctionner en sens inverse. Boy with Cigarette, un éphèbe aux yeux noirs posant dans l’encoignure d’une porte, semble en relation médiumnique avec les rues du Rusty James de Coppola. Et les séries de drague homosexuelle (Two Men on Roof, Boys under an Aqueduct, Don’t Call Me Man) prédisent déjà le Cruising de William Friedkin. Les situations et les individus, et qui plus est les garçons sauvages, transportent déjà avec eux – et même, pourrait-on dire, malgré eux – ce fardeau irrationnel qui formera la mythologie de demain. L’imaginaire hollywoodien contamine le réel qui, en retour et via l’oeil du photographe, inséminera le ventre obscur du septième art. Là aussi, il y a un va-et-vient incessant entre différents registres de réalité.
Une des méthodes employées par Tress est d’avoir recours aux rencontres fortuites pour improviser des scénettes comme autant de précipités d’inconscient et d’imagerie nocturne dans notre quotidien prosaïque. Pour réaliser Boy With Nightmare Horse, il explique (1) qu’il avait trouvé un grand cheval blanc à bascule abandonné au bord de la route. Il a alors demandé à un garçon qui passait par là s’il voulait bien poser et s’allonger en travers de la route, tout en maintenant le cheval sur son ventre. Tress voulut ainsi retranscrire un cauchemar qu’il avait fait récemment, dans lequel une sorte de démon ou d’incube tentait de grimper sur lui. Loin des pratiques conventionnelles de la street photographie de cette même période, Tress choisit la voie de l’investigation subjective pour arpenter les cadastres de notre inconscient. L’image qui en résulte, mêlant symbolique du cheval, psychanalyse du jouet à bascule, interdit et sexualité enfantine, est d’une complexité et d’une richesse insondables – en un sens, plus probante que nombre de classiques du surréalisme car la dimension provocatrice et la sophistication calculée en sont absentes. Ce qui se manifeste, ce sont bien l’inconscient collectif et nos drames les plus intimes, mais par le biais d’une technique évoluant par simple affleurement.
Méthode et Praxis. Dans la fameuse série du Dream Collector, Tress officie comme un shaman apprenti. Il demande à des enfants de lui raconter leurs rêves et cauchemars les plus marquants et collabore avec eux pour les traduire en images. L’imaginaire des enfants et du photographe se cristallisent dans des mises en scène à la fois oniriques et inquiétantes, flirtant souvent avec le morbide – tout particulièrement dans des photos telles que Young Boy and Hooded Figure, Boy with Eagle ou Boy on Railroad Tracks. Les pièces produites, parce que composées à plusieurs, obéissent à une logique plurielle et valent alors comme autant d’échantillons de notre mémoire collective. Le photographe commente ainsi sa démarche : « Mon imagination est génétiquement inhérente à mon identité de juif gay particulièrement sensible à l’oppression, la menace et l’angoisse de nos vies quotidiennes. Intérieurement, je pense que beaucoup d’enfants ont la même crainte face au cours des événements. C’est cette compréhension tacite et mes efforts pour traduire dans la réalité ces sentiments sombres qui font que les enfants sont capables de mimer des scènes aussi sinistres devant mon objectif, comme si nous étions eux et moi des alliés sur un chemin très périlleux (2)»
Dream Collector, véritable pierre d’angle de son oeuvre, illustre parfaitement la méthode qu’Arthur Tress développera et déclinera lors de futurs travaux. Et il nous montre aussi, de façon singulière, en quoi le rêve d’un enfant fait partie de la mémoire de tous.
(1) Transréalités, Contrejour/Galerie du Château d’eau de Toulouse, 2013.
(2) Idem.
Note: