Septième film de Jean Luc Godard à être sélectionné à Cannes et premier à repartir avec une statuette, Adieu au langage est un film auquel rien ne prépare. Godard a aujourd’hui quatre-vingt- quatre ans. Et comme un homme de cet âge, il a tendance à s’adoucir. Ce n’est certes pas son style qui vieillit, ni son énergie, ce sont les conclusions. Il ne goûte plus le charme du bruit et de la vitesse, il est fatigué des voitures, des tramways et de la fumée des pots d’échappements, il découvre les bords de fleuve, le bruit de l’eau sur les berges, il observe son chien. Trublion nouvelle vague, activiste déluré, vidéaste, historien, voilà désormais le Godard décroissant.
Adieu au langage est une expérience, tous sens confondus. Juxtaposés à un semblant d’intrigue typique de l’œuvre de Godard où un homme et une femme tentent de communiquer, des myriades d’effets, de sons, d’images mystérieuses d’un chien déambulant dans la nature fluo captée par les caméras Lo fi se greffent et s’emboîtent selon un ordre chaotique. Le chien Rocky gratte dans la neige pour s’y rouler, s’arrête prostré devant quelque chose qui n’est pas dans le cadre. Mais il n’est pas pour autant un personnage à part entière, il est une sorte de spectre. Adieu au langage. Ah Dieu Oh Langage comme est écrit sur les panneaux qui apparaissent fréquemment dans le film. Lors de la sortie de Pierrot le fou, parmi les nombreux détracteurs, Louis Aragon avait défendu le film « j’aime le langage, et c’est pour ça que j’aime Godard, qui est tout langage ». Chercherait-il à tuer son propre cinéma ?
Même si désigner cette œuvre d’une quelconque manière est déjà une trahison, on se risque à y voir comme un vaste aveu d’impuissance. Impuissance des personnages à communiquer, mais surtout impuissance complète du cinéaste. Et c’est une fois ce postulat pris en compte qu’entre en scène le chien Rocky. Godard s’applique à ne montrer les humains que dans leurs doutes et l’illogique profonde de leur comportement. Tout ne fait que turbiner dans le vide, ce ferry qui ne cesse d’arriver et de repartir des quais, assailli de touristes en short, ce couple qui communique mal, qui se vouvoie, assis nus face à face, cette Mercedes qui terrorise les badauds. Par la surabondance d’effets, de sons, d’images d’archives tellement grossies et enflées qu’elles ne représentent plus rien, bombes en chute libre et explosions, peu à peu le dégoût s’installe. Même les images les plus violentes sont vides de sens. Dégout du langage, de la perception. Impuissance à comprendre, à voir. Comme cette phrase du narrateur : « A cet endroit de la toile, peindre ni ce qu’on voit, puisqu’on ne voit rien, ni ce qu’on ne voit pas puisqu’on ne doit peindre que ce qu’on voit, mais peindre qu’on ne voit pas ». Claude Monet. Citation que la critique s’est empressée d’attribuer à Monet mais qui est en fait issue de Jean Santeuil, le premier Roman inachevé de Marcel Proust. Filmer son chien est donc une manière pour Godard d’amener le spectateur à fouiller dans la masse informe de sa propre bestialité pour y trouver quelque chose de vrai, puisque le langage n’est pour nous qu’un moyen de mentir, une résignation face à notre incapacité à voir ou à comprendre. Ce qui est sans doute le plus remarquable dans le film, ce sont les images de nature sauvage, celle qui entoure le chien Rocky. Filmée dans des teintes fluo, saturées de couleurs vives, de flare et d’effets, elles tapent droit au cœur et semblent les plus immersives que l’œil ait jamais vu au cinéma, alors même qu’elles n’ont rien de naturel.
Autre aveu d’impuissance, magnifique scène, leçon de vie, la scène de la chambre. «Il est facile de photographier une chambre et une fenêtre où l’on devine une forêt. Ce qui est difficile, c’est de filmer seulement la chambre, en laissant imaginer que la forêt est proche ».
À travers toutes ces dénominations de l’insuffisance de la perception humaine, Godard rejoint la thématique qui a toujours été la sienne, le cinéma n’est pas ce qu’il devrait être. Il doit avant tout interroger, élargir autant que possible le questionnement du spectateur et le laisser ensuite dans cette obscurité croissante. Godard est avant tout un absolutiste. Son faux cynisme et ses provocations légendaires ne sont que la manifestation de ce trait de caractère. A l’âge canonique de quatre-vingt-quatre ans, où ses pairs se réfugient dans le classicisme, se conforment une fois pour toutes à ce que le public attend d’eux, Godard a su détruire pour mieux reconstruire. Nous lui laisserons le mot de la fin : « Xavier Dolan a fait un film de vieux, j’ai fait un film jeune ».
N.B. : Adieu au système de notation pour ce film.