Les années passent et on remarque qu’entre les nombreuses nouveautés qui sortent chaque semaine, il y a désormais une place de plus en plus importante pour les ressorties d’albums, classiques ou non, remastérisés pour l’occasion. C’est parfois l’opportunité de tomber sur des pépites cachées de groupes oubliés ou de redécouvrir un immense chef d’œuvre, agrémentés de quelques bonus parfois très intéressants. L’idée de remettre au goût du jour le premier Lp des Swans pouvait paraître un simple caprice commercial, le groupe n’ayant jamais eu autant de succès que récemment après plus de 30 ans de carrière. Mais à l’écoute du dit album, force est de constater que toute mauvaise arrière pensée n’était que pure puérilité tant ce retourner sur Filth, sorti en 1983, permet de mettre en perspective le chemin parcouru par les Cygnes et de voir pourtant la proximité qui s’articule avec les derniers magnifiques opus, The Seer et To be Kind.
En 1983, Swans est un petit groupe mené par un ancien étudiant des Beaux-arts à New-York reconverti en métallurgiste, un certain Michael Gira qui rêve plus grand, après avoir dirigé un fanzine artistique focalisée sur le sujet « No ». Ce sera donc l’expression musicale de ce « No », celui-là même qui viendra s’apposer à la dénomination du mouvement qui entourera toute une scène New-yorkaise dont Swans fut l’un des leaders, la No Wave. On y retrouvera d’ailleurs aussi les légendaires Sonic Youth en pleine période bruitiste avant de s’apaiser et d’affiner ses composition et de lorgner vers le Rock et la Pop. La No Wave est peut être une des version les plus extrêmes du Punk, par son goût pour la dissonance, la déconstruction des schémas musicaux habituels et un côté contestataire qui va plus loin que la simple raillerie du style New Wave qui déferlait à l’époque. Si l’éclatement du Punk à la fin des années 1970 formait une sorte de constellation, on trouverait la New Wave et la No Wave à chacune des extrémités, en totale opposition. Après un premier Ep sorti en 1982, intransigeant, étrange, faisant place à de nombreuses sonorités industrielles et salement enregistrées, Swans se fait un certain nom et sort donc Filth, premier acte d’une longue carrière. Méchant et peu aimable, comme sa pochette l’indique si bien, l’album fera un sacré remous dans le microcosme New-yorkais et les critiques se retrouveront désemparées voir très choquées et plus d’une rejettera l’extrémisme et le manque de mélodie de Filth. Cependant, au fil des années, un véritable culte naîtra autour de lui, restaurant légitimement son statut d’œuvre importante, fondatrice et avant-gardiste.
Si, à l’époque, de nombreux musiciens tournent autour de la figure inamovible de Michael Gira (dont un très jeune Thurston Moore qui officiera à la basse avant de former Sonic Youth), on retrouve déjà Norman Westberg et son jeu sanglant à la guitare – jeu qui n’a pas changé d’un iota en 2015 – et le batteur virtuose Jonathan Kane qui hélas fera ses valises l’année d’après à la sortie de Greed pour se lancer dans de multiples projets. Un trio qui donne le « la » de Filth : Gira en hurleur profanateur et chamanique, vomissant ses mantras anti-capitalistes à l’auditeur, Westberg en boucher guitariste lacérant les cordes de son instrument pour le faire crier d’agonie, Jonathan Kane en batteur pachydermique, bâtissant des rythmes à coups de marteaux. La basse est évidemment présente par l’intermédiaire de Harry Crosby qui la torture pour en produire des sons qu’on ne lui pensait pas possible, et des percussions de nature plus dissonante font leur apparition par moments via Roli Mosimann. La quasi intégralité des compositions se construit autour de percussions déconstruites et inarrêtables sur lesquelles viennent s’imposer des riffs dissonants et la voix de Gira. Stay Here qui ouvre le bal – du diable – de manière très tendue débute d’ailleurs sur un rythme de batterie avant que la guitare et le chant ne suivent, comme s’ils tentaient inlassablement de suivre la course folle du jeu de Jonathan Kane. Blackout réitèrera la même introduction dans un tempo beaucoup plus calme, saccadé, presque Hip-Hop avec Michael Gira en Mc horrifique avant l’heure. De même pour Right Wrong qui esquisse, elle, une certaine ressemblance avec le Punk et sa grosse caisse rapide et soutenue, mais qui parallèlement trahit ses origines en redoublant ce rythme avec un anti-riff beaucoup plus semblable à un collage de (dés)accords stridents. Le style déployé dans Filth est unique à son époque et Swans joue une des musiques les plus violentes jamais entendues à ce moment-là. Un concert primitif, mais tout sauf sauvage – la sauvagerie sera réservée au punk puis au Trash Metal dans les années 1980 – une certaine idée de l’apocalypse musicale que reprendront d’autres groupes extrêmes la même décennie : le jeune Justin Broadrick, 16 ans, littéralement marqué dans sa chair poussera ces expérimentations dans Napalm Death qu’il quittera aussitôt, puis dans ses projets personnels Fall Of Because et surtout Godflesh, fondateur de l’Indus-Metal, musique cybernétique et mécanique.
Dès Filth, les premières plumes du majestueux cygne qu’est devenu aujourd’hui le groupe, sont visibles. En cela, réécouter ce premier opus en 2015 permet de mieux comprendre la carrière si étrange de Swans et ceci, même si Michael Gira ne cesse de dire, interview après interview, le dégoût qu’il ressent face à Filth. Pourtant, on ne peut qu’être en désaccord avec le grand mage des New-yorkais. Ce qui frappe en premier, c’est l’incroyable atmosphère de lourdeur et d’oppression qui s’en dégage. Si The Seer ou encore To Be Kind sont des albums plus mélodieux et nuancés que le monolithique Filth, ils ont en commun un goût pour la puissance des instruments et du son, la violence abrupte des percussions et des riffs de guitares au point de former une muraille sonique. Écouter les deux heures de chacune des récentes sorties du groupe est tout aussi éprouvante que les 40 minutes de No Wave de leur ancêtre. Il y a cette même idée de rincer l’auditeur, de lui faire affronter tous les tourments de l’âme humaine à travers ses oreilles, même si Gira et sa bande ont peu à peu, au cours de leur carrière, voulu lui faire découvrir l’extase et le bonheur. Mais Filth a surtout la particularité d’établir ce qui sera la fondation de la musique de Swans, peu importe le genre abordé (Gothique et World Music avec l’arrivée de Jarboe au chant et à la composition en 1986, virage folk dans les années 1990 et musique expérimentale lorgnant sur le psychédélique dans les années 2010) : l’importance de la répétition et le rejet de la technique pour laisser la place seule à l’aventure des sensations. Le minimalisme des compositions de Filth met en place ce ciment de toute la discographie du groupe et ceci malgré que les seules émotions convoquées ici soient la haine et la rage.
La ressortie de Filth permet aussi de voir le chemin parcouru par Swans depuis sa création, un chemin jamais linéaire et surtout pas jonché d’allers et retours. Car Swans s’est toujours remis en question, à chaque sortie, et a toujours tenté de repousser les limites de son art. Au point de s’essayer à la New-Wave dans le mésestimé The Burning World, sorti en 1989, et seule œuvre en collaboration avec une Major. Weakling, avant dernier titre, est un morceau d’une noirceur absolue qui laisse d’abord s’exprimer le rythme machinal des instruments, avant que les hurlements de Gira ne viennent nous achever. « This is unreal » grogne-t-il incessamment, « c’est irréel », si bien qu’on ne sait pas s’il parle de la douleur de la vie ou bien de la musique en elle-même qui finit par s’effondrer dans les dernières secondes. A la fin, il ne reste plus de musique, seulement des bruits éparpillés, et Gang qui clôturera l’album viendra renforcer de ses trois minutes cette sensation. Dans To Be Kind, Gira ne cherche plus à vomir sur ce monde qui n’a aucun sens à part celui d’être injuste, au contraire, il semble y avoir trouver un but, une justification, une essence, l’amour. Ce « Love » répété constamment n’a rien à voir avec un éventuel virage religieux mais plutôt une maturation du leader. Cependant, on ne peut qualifier Filth d’album immature tant il nous apparaît très abouti dans ce qu’il est et ce qu’il exprime. C’est peut être une des œuvres musicales qui nous fait le plus ressentir cette fameuse « nausée », titre et sujet d’un essai philosophique sous forme de roman du grand Jean-Paul Sartre. Curieusement, La Nausée fut aussi le premier ouvrage du philosophe existentialiste français, jugée jusqu’au-boutiste dans sa vision du monde mais qui pourtant fournira la base de la pensée de son auteur et qu’il développera dans d’autres chefs d’œuvre. Malgré tout ce qu’en dit son créateur, Filth est un album qu’il faut redécouvrir, trente-deux ans après sa sortie et pas seulement pour sa valeur historique, pour sa qualité artistique, une œuvre unique en son genre, parfois à la limite du supportable, mais toujours passionnante et hallucinante.
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