Il fait une chaleur caniculaire étouffante ces derniers temps un peu partout en France, et surtout à Paris. Le soleil nous inonde de ses rayons UV, brûle notre peau et assomme notre énergie physique. Il met notre corps et notre esprit à l’épreuve, déforme notre perception, agit sur nos sens. Ce grand astre cosmique qui projette sa lumière et révèle le monde, est autant une figure de béatitude et d’euphorie qu’une source menaçante. L’homme vacille, flanche, asphyxie sous l’écrasante puissance de son éclat. En cette soirée du 8 juillet, le soleil se fait clément et semble s’effacer derrière des montagnes de nuages, rendant l’environnement plus vivable. En faisant ainsi, il passe le relai au groupe qui s’apprête à monter sur la scène du Trabendo, petite salle cachée au coeur de la Villette. Oui, Swans est un groupe à la dimension solaire, du moins depuis son retour au début des années 2010, et si l’écoute de My Father Will Guide Me Up A Rope To The Sky, The Seer ou To Be Kind, ne vous convainc toujours pas, se rendre à l’annuelle messe musicale des Cygnes vous interdira toute possibilité de nier. Fini les mantras haineux, les bagarres entre Michael Gira et son public, ou encore les vomis de spectateurs agressés par le son destructeur du groupe. Ce n’est pas que Swans soit devenu un groupe aimable et sympathique (quoique…) mais – et ce concert le confirmera – il y a désormais un vrai partage d’émotions entre les artistes et leur public, voire même une communication, que ce soit par un sourire ou un grand « merci ». Pourtant cette félicité se fonde sur une musique toujours aussi intransigeante et complexe par moments, répétitive à l’excès et surtout jouée très fort. Le mythe du groupe briseur de groupe-électrogène n’en est pas un et la situation géographique du Trabendo – isolée – a offert un terrain de jeu parfait pour les musiciens qui ont souvent dépassé les 115 décibels acceptées. Mais quelque chose a changé et Swans assume désormais pleinement son rôle d’astre musical, soleil empereur des sens.
Si la première partie de la soirée restera une entrée en la matière étonnante – un guitariste, seul, expérimentant les diverses sonorités de son engin pour offrir la bande sonore la plus dingue à un moyen-métrage projeté au dessus de lui – il faut avouer qu’elle dénotait clairement de ce qui allait suivre. Trop sombre, trop replié sur lui-même, peu communicatif, l’artiste aurait été la parfaite ouverture du Swans des années 1980. Néanmoins pour la part importante accordée à l’improvisation et l’idée de morceau-monstre unique, un maigre lien fut établi avec la performance du groupe historiquement New-Yorkais. Ce n’est plus un secret pour personne, c’est même devenu un objet promotionnel, depuis la réformation des Swans, chaque concert est soumis aux risques de l’improvisation. Mais parler de construction serait plus proche de la réalité – cette dernière se nourrissant justement du caractère volatile de l’improvisation mais pas seulement – car depuis 5 ans le groupe a passé la majeur partie de son temps en tournée. La scène est devenue leur studio, leur lieu de création artistique, d’expérimentation sonore, de composition de chacun de leur album. La plupart des titres gargantuesques de The Seer et To Be Kind ont été d’abord créés et joués sur scène avant d’atterrir sur CD/vinyle, c’est notamment le cas des magnifiques The Apostate, Just A Little Boy (For Chester Burnett) et Oxygen. Au-delà même de la simple idée de jauger l’efficacité de leurs oeuvres sur le public, c’est surtout un moyen de les modeler à chaque représentation et de les faire évoluer. En cela, voir Swans en concert, c’est aussi être les témoins intimes et chanceux de la composition de leurs chefs-d’oeuvre. Ainsi, chaque live est une expérience unique, distincts les uns des autres, dépendant de l’humeur, de l’envie, des idées de tous les musiciens contrôlées par le chef d’orchestre Michael Gira – sorte de gourou dirigeant ses disciples à coup d’indications ou regards furtifs – et bien sûr de la communion avec le public. L’art des Swans devient autant musical que théâtral dans le fait que le concept de « spectacle vivant » a rarement été aussi bien porté par un groupe de musique.
Des nouvelles compositions, il y en a eu lors de ce concert, constituant la moitié de ces deux heures intenses et hypnotiques. Que ce soit l’ouverture du show avec Frankie M, sa clôture avec Black Hole Man et son juste milieu avec The Cloud of Unknowing, Gira et sa bande ont été généreux en révélations sur ce qui nous attend dans leur prochaine galette. Mais dans l’ensemble, tout le concert a été marqué par le souffle de la nouveauté car même les titres plus anciens semblaient avoir mués, transcendées par les plus récentes inspirations du groupe. Ainsi, A Little God In My Hands paraissait encore plus funky et folle que sur To Be Kind, la basse de Christopher Pravdica balançant un groove infernal faisant danser toute la foule en furie. Oui, des gens dansaient, bougeaient, s’extasiaient à un concert des Swans, choses totalement insensées pour un auditeur de la période No Wave, et ce ne fut pas qu’un acte isolé. Ce 8 juillet le Trabendo était revenu, l’espace de deux heures, à l’âge triomphant du psychédélisme, de Woodstock, des transes musicales, du LSD et du sexe sans gêne en public. Si la drogue et les ébats amoureux n’avaient pas forcément répondus présents, Swans avait comme créé une faille temporelle uniquement grâce à sa musique. En effet, on a rarement ressenti une telle énergie psychédélique à notre époque, et de psychédélique, il s’agit de sa frange la plus radicale, aventureuse et passionnée, celle du Ummagumma de Pink Floyd, de Tago Mago de Can et de Bitches Brew de Miles Davis. C’est à dire un mélange d’expérimentations et d’abstractions extrêmes, de rock/ pop sous acides et d’élégie portée par la toute puissance du son. Black Hole Man qui était introduite par la pachydermie angoissante de Bring The Sun était pleine de cette folie retrouvée, alternant passages rock à l’efficacité et l’énergie insoupçonnées pour un groupe comme les Swans et passages de fureurs soniques et bruitistes incontrôlables. C’est la prolongation du rock primitif et répétitif de la géniale Oxygen issue de To Be Kind. A l’inverse, The Cloud Of Unknowing, qui fut elle lancée par la première partie de The Apostate, offrit un moment subtil et aérien, marquée par les cymbales du percussionniste Thor Harris et du poète/guitariste Christopher Hahn inventeur de sons proches de la magie.
Mais le vrai mage de Swans, c’est bien le seigneur Gira, figure de proue mythique de l’underground qui a notamment lancé Thurston Moore (futur leader des légendaires Sonic Youth) et plus récemment un certain Devandra Banhart. Impressionnant dès son entrée acclamée, il a néanmoins laissé tomber pour cette nuit son habituel masque de méchant pour le troquer avec une façade concentrée, happée par son art mais si heureuse de vivre ce moment particulier, joie renforcée par la réception fantastique du public qui ne cessait d’applaudir à chaque fin de morceaux. Du haut de ses 61 ans, Michael Gira commande sa troupe comme le metteur en scène d’une pièce de théâtre mais qui serait en même temps le protagoniste de cette pièce. Comédie ou tragédie ? Difficile de fixer un genre à ce qui se déroule devant nos yeux mais la puissance cathartique de la musique des Swans fait raccord direct avec l’art grec vieux de plusieurs millénaires. Le groupe est un véritable agitateur des sens, leur son enveloppe l’auditeur/spectateur dans ses vagues de vibrations et lui fait vivre une anthologie des sensations : douleur, peine, rage, effroi, désir, joie, béatitude, transe. Michael Gira apparait comme le narrateur de cette histoire sensorielle, il hurle des dialectes se noyant dans les nuées sonores de la guitare tranchante du doyen Norman Westberg (30 ans qu’il est là lui aussi) ou du martèlement de la batterie du super-héros Phil Puleo. Le maître nous conte les aventures de l’amour (répétition du « Love »), de la déchéance (au coeur des nouveaux titres Black Hole Man et Frankie M), des éléments (le fameux soleil dans Bring The Sun) mais aussi les origines du Rock. C’est le blues, matrice de la musique américaine contemporaine, qui sera constamment invoqué, directement ou en filigrane, via une magnifique interprétation de Just A Little Boy (For Chester Burnett) » où Gira fut comme possédé par le bluesman au coeur de la chanson – Chester Burnett a.k.a Howlin’ Wolf. Mais le Blues est partout et pointe le bout de son nez à diverses occasions, dans le feeling classieux et le chant de « Frankie M » ou dans le rythme endiablé de A Little God In My Hand ou Black Hole Man.
Le voyage proposé par les Swans en ce soir du 8 juillet fut éprouvant mais passionnant, traversant les âges musicaux et plongeant au coeur même de l’essence de la musique, l’éveil des sens. Un voyage qui fut magnifique pour les spectateurs mais aussi pour le groupe ovationné pendant de longues minutes en fin de concert, et qui remercia avec joie l’accueil reçu, notamment en demandant au régisseur d’éclairer la salle. Une envie de dévoiler enfin l’entièreté de cet interlocuteur invisible, rester en secret dans l’ombre. Michael Gira s’essaiera même à quelques phrases d’un français bancal mais réfléchi, expliquant le bonheur de jouer devant un public aussi réceptif, et nous dévoilant la sortie d’un prochain album pour 2016. D’ici là, l’Empire des sens aura le temps de parcourir d’autres contrées et de mettre en oeuvre et tester d’autres compositions pour offrir une nouvelle pierre remarquable à l’édifice sacré des Swans.
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