Il n’est pas peu fier Jean-Baptiste Leonetti quand on l’interroge le 11 août dernier. Carré Blanc, son premier long métrage est programmé au prestigieux festival de Toronto, le TIFF, au mois de septembre. Il y sera présenté dans la sélection Vanguard qui illustre des films « défiant les conventions, racontant des histoires neuves et provocantes, qui remettent en jeu nos postulats sociaux et culturels », une définition qui correspond tout à fait à « Carré blanc » qui y trouvera naturellement sa place. Remonté aussi Jean-Baptiste Leonetti, contre le manque de liberté des journaux de cinéma, compromis avec leurs annonceurs et soumis au diktat de leur lectorat, une clientèle comme une autre qu’il ne faut pas décevoir et donc ne pas surprendre. Le réalisateur fait davantage confiance aux blogs qui sont capables de « réanimer la cinéphilie » et à qui il doit sa sélection à Toronto. C’est en effet le site Twitch Film qui a attiré l’attention des programmateurs sur son film et auquel il doit de partir au Canada dans quelques jours. Intransigeant et indépendant, tel est Jean-Baptiste Leonetti, un nom qui devrait circuler dans les semaines à venir parmi les cinéphiles exigeants.
Versatile Mag : Par commodité, on va qualifier « Carré Blanc » de film d’anticipation, alors que dans la mise en scène, vous n’utilisez aucun accessoire ou gadget qui ferait croire à un monde futuriste. Au contraire, vous procédez par très légers glissements de la réalité pour rendre crédible votre univers, ce qui le rend encore plus effrayant.
Jean-Baptiste Léonetti : Pour moi, Carré Blanc est un film d’anticipation, surtout pas un film de science fiction. C’est un film dystopique, anti utopique d’anticipation. Il n’y a rien de science-fictionnel dedans, pas d’effets spéciaux, il pourrait se dérouler aujourd’hui, dans un présent parallèle, augmenté. Rien ne dit qu’il se déroule dans le futur, hormis dans son rapport à l’architecture, la façon dont les villes sont retranscrites, dont le silence est impossible dans ces villes où le bruit est omniprésent.
Quand on parle de cinéma d’anticipation, on revient essentiellement au cinéma des années 70. On pense effectivement à THX 1138, Soleil Vert ou Orange Mécanique. Ce sentiment vous parait-il juste et qu’y a-t-il de si remarquable dans les films de cette période ?
Vous êtes pile dans le mille ! Le cinéma américain des années 70, c’est mon cinéma. Spécifiquement 70/ 82-83, après j’ai commencé à décrocher un peu. THX1138 est un film que j’ai vu quand j’avais huit ans, auquel je n’ai rien compris la première fois mais qui après m’a beaucoup influencé quand j’ai commencé à faire de la pub. Je l’ai revu quand j’avais 20/25 ans et j’ai tout adoré : la direction artistique, les acteurs, le scénario, le cadrage, la lumière. C’est un film qui m’a beaucoup inspiré quand j’écrivais Carré Blanc. Kubrick, c’est pour moi l’un des plus grands cinéastes qui existe. Ce qui m’intéresse chez lui, c’est son honnêteté, la façon dont il ne verse pas dans l’émotion pour aller au bout de ce qu’il a à dire. Je suis un dingue de 2001 qui est sans doute le plus grand film qu’il ait fait. Et puis après, on peut aller voir du côté de Soleil Vert ou du Survivant avec Charlton Heston mais c’est déjà un ton en-dessous pour moi. Mes films de référence restent Marathon Man de John Schlesinger et Klute d’Alan J Pakula qui sont aussi des films d’atmosphère, d’ambiance, où la forme et le fond sont inextricables. L’atmosphère génère l’histoire et l’histoire génère l’atmosphère. C’est ça que j’ai tenté de faire dans mon film.
Avec cet imaginaire en tête, avez-vous montré ces films-là à vos acteurs pour qu’ils puissent s’en imprégner ?
Je pense que ça n’est pas leur problème. Les acteurs sont des gens qui se concentrent sur leurs personnages. A partir du moment où le personnage est écrit comme un référent à certains personnages de films des années 70, s’ils sont assez intelligents, ils vont se l’approprier de cette manière. Si je commence à leur dire mes références, ça risque d’être déstabilisant pour eux car ils ne vont pas croire qu’ils ont un réalisateur devant eux mais un copiste. Ensuite, ils commencent à comprendre le film en visionnant les premières rushs la première semaine du tournage. Les acteurs sont plus dans le ressenti que dans l’intellectualisation. Sami [Bouajila] n’est pas un dingue du cinéma des années 70 mais il a compris très vite qu’on se dirigeait vers quelque chose qu’on ne faisait pas en France. Il a compris que pour moi la sobriété et la justesse du jeu étaient primordiales et qu’à partir de là tout allait se mettre en place.
« Carré Blanc » est une incursion isolée de ce genre de cinéma dans la production française. Comment l’expliquez vous ?
Je pense que quand on est influencé par le cinéma américain comme c’est mon cas, il y a deux solutions. Soit on essaie de devenir le singe savant des américains en les copiant, ce que font beaucoup de réalisateurs français actuellement en arrivant à faire des entrées une fois sur deux grâce à des thrillers, des films d’horreur. On ne fait que copier les meilleurs et on est donc forcément moins bons que les meilleurs, c’est l’erreur fondamentale à ne pas commettre. Ces films là sont souvent faits pour obtenir une sorte de passeport pour l’Amérique, ce qui n’intéresse pas les Américains car ils ont déjà ça chez eux. L’autre catégorie que je vois, c’est une sorte de reniement du cinéma américain parce que sous prétexte que ça peut être parfois un peu « bourrin » ou commercial, on essaie de s’en éloigner le plus possible. Mais ça n’est qu’une posture. En ce qui me concerne, j’ai digéré le cinéma américain car c’est celui que je comprends le mieux – j’ai fait beaucoup de publicités, j’ai tourné un moyen métrage, fait beaucoup de photo, je sais à peu près où mettre ma caméra -. Mais je me suis surtout dit que la pire chose qui pouvait m’arriver c’est d’essayer de copier cela ou de m’en inspirer. C’est juste en moi, en tant que réalisateur, c’est à moi de faire ressortir ce que je ressens de ce cinéma-là et de la façon dont je l’ai digéré. Mes codes sont ceux d’un jeune réalisateur français, qui a un budget français, des acteurs français, des techniciens français, forcément avec une telle structure, quoi que vous fassiez, même si vous voulez copier à la perfection le cinéma américain, vous ferez fatalement moins bien qu’eux.
Ce qui est frappant dans le film, c’est sa violence. Elle y est sourde, institutionnalisée, absurde, verticale, elle s’exerce dans un effet de meute qui me fait beaucoup penser à Full Metal jacket : le groupe s’en prend à une seule personne. Il y a aussi chez Kubrick cette notion de violence « institutionnalisée », de déshumanisation de l’armée sur ses recrues qui rejoint dans votre film le monde de l’entreprise.
Je considère Full Metal Jacket comme l’un des plus grands films qu’on ait fait sur la guerre. Il y a chez Kubrick cette notion de sobrieté glacée qui fait qu’on finit toujours par arriver dans le ventre de la scène. Mon film est violent, il est interdit au moins de 16 ans, ce qui est très rare car il n’y a pas une goutte de sang, c’est surtout une violence psychologique. Il est déstabilisant à ce niveau-là, c’est ce que les gens ressentent. Je pense que cette violence est tout sauf gratuite ou voyeuriste, elle s’exerce effectivement verticalement, il n’y a pas d’échange de la violence. Il y a un fort qui donne de la violence à un faible. J’ai voulu qu’elle soit réaliste. Alors bizarrement, je ne pensais pas que le film serait reçu comme si violent que ça, je pensais qu’il était déstabilisant psychologiquement mais pas que les cinéphiles le recevraient comme cela. C’est sans doute car j’ai été le plus honnête possible dans ces séquences.
L’un des aspects les plus anxiogènes du film, c’est sa bande son : vous mixez des sons de jungle, des messages sonores provenant de haut parleurs pour créer un malaise chez le spectateur.
Je pense qu’il n’y a rien de plus violent que l’absence de silence. Si on imaginait ce que devait être le monde au commencement, ce serait sans doute un endroit paisible, calme et silencieux. Ce sont les hommes qui apportent le bruit et s’il devient omniprésent, comme dans notre société qui a peur du silence, pour moi, cela devient violent. Pour le reste, l’aspect anxiogène provient de l’amalgame entre les rapports qu’entretiennent les gens au sein de la société, le contexte architectural du film, la violence silencieuse au sein du couple, le sourire du gardien du parking qui finalement devient carnassier à force de vouloir être standardisé. Tout cela créé un domino de violence. Mais malgré tout, j’avais juste l’impression d’augmenter un peu la réalité. Je n’ai pas anticipé la réaction des gens face à la violence du film. J’ai vu des distributeurs sortir de la salle avant la fin du film en disant que c’était insoutenable, qu’ils avaient l’impression d’être pris en otage, ce qui m’a fait rire. Je me suis dit, mettez-vous un flingue sur la tempe, vous verrez ce que c’est que d’être pris en otage ! Pour moi Orange Mécanique ou Shining sont violents.
Votre démarche est radicale, jusqu’au-boutiste, le film n’est pas confortable, le rythme est assez lent : vous allez cliver votre audience, vous n’aviez pas peur de ce risque ?
Peur non, sinon je n’aurais pas fait le film, la certitude de cliver l’audience, oui. Le début est très déstabilisant car il est très silencieux. Si on regarde bien le film, il est lent, mais il a des accélérations subites et fulgurantes. Les scènes de violence sont là pour accélérer le film à la façon d’une décharge électrique, comme celle du body bag dans l’orphelinat, celle du tabassage du serveur ou quand les cadres s’en prennent à eux-mêmes. Mais le rythme est effectivement lent et risque de déstabiliser pas mal de personnes. Je pense qu’il est très difficile, voire impossible d’aimer le film à la sortie pour la simple et bonne raison qu’on ne passe pas un bon moment. On est obligé de faire des efforts, de se concentrer, de prendre sur soi, on est parfois désagréablement surpris, dès qu’il y a de l’émotion, elle est cassée. On ne peut l’aimer que quelques heures ou quelques jours après y avoir réfléchi si on a envie d’y réfléchir. A partir de ce moment là, vous savez que vous allez cliver les spectateurs et la critique, c’est fatal.
C’est aussi une histoire d’amour…
Ah mais si vous demandez de quoi parle le film, je vous dirais que c’est une histoire d’amour, dans le contexte inhabituel d’un film d’anticipation.
Marie ne supporte pas ce que Philippe est devenu, mais on sent malgré tout que l’amour est toujours là. Il y a cette très belle scène du message sur le répondeur, sinon, le jeu des acteurs est souvent silencieux, dans le non-dit. Comment avez-vous travaillé cela avec Julie Gayet et Sami Bouajila ?
Ce que j’ai dit à Sami et à Julie, c’est qu’un couple qui est sur le point de se séparer ou qui n’en a pas le courage ne se parle plus. C’est tout juste s’ils arrivent à se regarder. A vous de remplir les interrogations par des regards et ces regards arriveront à toucher le spectateur ou il arrivera à y mettre ce qu’il en pense de sa propre histoire. C’est un constat qui est dur mais n’importe quelle personne qui vit en couple avec une femme ou un homme et qui s’y ennuie au bout de quelques années, s’est laissée gagner par l’habitude et s’aperçoit qu’elle est avec quelqu’un en qui elle ne croit plus, ou en qui elle voudrait croire mais n’y arrive plus, il est impossible à ce moment là de se parler, de se dire les choses. On est dans le quotidien et on ne peut plus se supporter. Et en même temps on n’arrive pas à se séparer car on se dit que ce qui nous éloigne est très important mais sans doute moins que ce qui nous rapproche. C’est ça que je leur ai dit. Ce qui vous éloigne est énorme, mais ce qui vous rapproche est encore plus important. A partir de là, quand le silence est la seule chose qui existe dans ce monde où le silence n’est plus possible, soyez capables en vous regardant de faire passer des choses qui sont de l’amour, de la déception, des regrets et des remords. C’est ce qu’ils ont réussi à faire, je pense.
Vous n’avez pas voulu prolongé l’histoire du couple, leur fuite ou est-ce un choix de couper à ce moment là ?
Bien sûr que j’aurais voulu mais il y a des arbitrages à faire sur le film. Il y a des questions de moyen, le budget n’était pas énorme. En fait, j’aurais aimé qu’on les voit côte à côte se débattre contre ce monde, qu’il y ait au moins une dizaine de minutes supplémentaires où on les voit affronter le monde avec violence. Mais je n’avais plus d’argent, je ne pouvais plus tourner, il n’y avait plus de pellicule. La première séquence où il éclate la tête du type avec la batte de croquet, j’avais en tête que c’était les prémices d’un déferlement de violence assez délirant. Comme je ne pouvais pas le tourner, j’ai voulu au moins filmer leurs retrouvailles, l’acter par une voix off qui expliquera certaines choses et ça suffira. C’est mon regret, ces dix minutes de plus.
Dans ce climat très rude, sans concession, l’humour née de la référence récurrente au croquet, qui serait devenu le sport national. Pourquoi ce sport ?
Comme on est dans une réalité augmentée, je trouvais intéressant qu’on parle de l’omniprésence du sport dans la société occidentale. Il peut y avoir quarante morts en Syrie, on va parler du foot avant. Si quelqu’un débarquait sur notre planète, l’importance de ce sport lui semblerait complètement dingue. Alors, j’ai transféré le foot dans le croquet, qui peut devenir aussi incroyable que le foot dans ce monde. Ca peut sembler complètement incroyable, mais pas plus que si on se pose deux minutes et qu’on réfléchit à l’importance du foot aujourd’hui. Sachant que le sport dans ce qu’il est aujourd’hui est une transposition de notre société : on se dope, seul le résultat compte, seuls les premiers sont connus, et plus on gagne d’argent plus on est respecté. Ca n’a plus grand chose à voir avec le sport et c’est pourtant le reflet de notre société. Je me suis donc dit, basculons ça dans quelque chose qui est complètement anodin : le croquet.
C’est aussi pour créer des bulles d’humour qui permettent au spectateur de respirer, de faire retomber la tension ?
Exactement, mais un film, c’est tactique. Si je n’avais pas mis cette musique de la semaine à la Dolce Vita, et ces petites pastilles de croquet, je pense que les gens partaient de la salle ! On allait vers un truc beaucoup trop sec et pour le coup, ça ne m’aurait pas intéressé. C’était important qu’il y ait ces petites notes d’humour noir et absurde. On se contente de sourire, mais c’est déjà pas mal !
Le carré blanc au final, qu’est ce que c’est ? On aperçoit ces étiquettes sur les sacs mortuaires et les barquettes de viande. Julie Gayet interpelle aussi plusieurs fois son mari en lui disant : « tu le vois ? ». On comprend qu’elle fait référence à un monstre. Quel est ce monstre, notre société ? Est-ce que c’est parce qu’il n’a pas de visage que vous avez appelé votre film « Carré Blanc » ?
Il y a plusieurs choses pour Carré Blanc. On peut penser que ce sont ces logos qui symbolisent la viande hachée. Ce qui m’importe le plus, c’est que quand il y a ces décomptes numériques, les chiffres défilent, et le zéro est un carré. Je me suis dit, voilà à quoi se résume une vie, à ce petit carré numérique, qui symbolise une vie, qui apparaît, et qui est remplacée par une autre. C’est en fait ce qu’on est : un carré blanc, minuscule, dans un pavé numérique, qui décroit de seconde en seconde.
Propos recueillis le 11 août 2011