Les grandes œuvres naissent le plus souvent d’un sentiment d’urgence, de la nécessité intime de voir sortir de soi un discours, un instinct, une émotion. Lorsqu’elle remporte la Caméra d’or à Cannes, en mai dernier, Houda Benyamina ne peut contenir ce cri qui émane d’elle et provoque la vibration d’un parterre peu habitué à l’entendre si distinctement. Ce à quoi nous assistons alors n’est autre qu’à l’émergence d’une cinéaste avec laquelle le cinéma français devra désormais composer. Cette française, jeune de banlieue que la vie destinait initialement à un métier de coiffeuse, se dévoile à nous avec Divines, film sur l’émancipation d’une jeunesse qui refuse de se voir sacrifiée sur l’autel du simple salariat.
Deux figures portent cet ardent refus, Dounia, moteur à explosion empli du kérosène de la jeune Oulaya Amamra, et Maïmouna, lumineux tandem irradié du sourire de Déborah Lukumuena. Prêtes à bouffer un monde dont elles ne savent encore rien, c’est le panache et l’audace, sans autre forme de construction, qui guident et canalisent leur fièvre adolescente. Ce qu’elles veulent ? Devenir riche ; non pas pour accumuler, mais pour s’affranchir du poids d’une société qui ne semble laisser aucune place à leurs désirs, leurs passions et leur quête d’un trésor qui ne serait plus uniquement matériel. Leurs moyens ? Le vol, l’usage du charme et le trafic de drogue, qu’Houda Benyamina filme avec la bienveillance d’une grande sœur, sans doute complaisante par endroits, mais jamais vraiment dupe de ces bêtises de jeunesse auxquelles elle préfère, à la sanction, substituer l’espoir et la tendresse.
D’abord chronique sociale sur la rage de consommation des pauvres, Divines échappe aux attendues platitudes du genre par des coups de boutoirs et des saillies narratives dont la cruauté s’avère toujours le tremplin nécessaire de l’ambition (le retour de bâton de Dounia rabrouée par une prof qu’elle renvoie à l’indigence de son propre destin). Puis Divines poursuit sa mue, s’arrachant peu à peu à l’étroit carcan d’un Bande de filles sous amphets pour laisser rugir sa réelle soif de cinéma. Le décor des cités devient alors celui d’une tragédie où se mêlent Eros et Thanatos et dont aucun personnage ne pourra sortir indemne. Allégorie du personnage de Rebecca qui délivre la cruelle vérité de son film, Houda Benyamina frappe, caresse, puis frappe encore, si bien que chaque moment de liesse mis en exergue par sa caméra fascinée ne peut laisser place qu’aux conséquences d’une terre brûlée. Fragiles, amoureuses et folles, ses deux figures quittent le monde de l’enfance pour celui des traumas, des bleus qui amènent à se perdre pour grandir. Ne reste alors, après l’explosion, qu’un sentiment d’exaltation que la mélancolie saura reléguer sans jamais toutefois oser l’éteindre.
Incontestable réussite, Divines, est un film d’affamés. Goinfre, plus que gourmet – au mépris des communistes en Hermès qui cracheraient, sans comprendre, sur l’individuelle soif de fric qui en constitue le fil – c’est son affamée sincérité qui séduit plus que tout artifice. Puisant autant chez Booba que chez Haendel, recherchant autant la frénésie du mouvement que la captation de l’instant, Houda Benyamina ne s’embarrasse, ni des conventions, ni des cohérences esthétiques des diktats. Et ce n’est qu’à ce prix, celui d’une strate spirituelle qu’elle appelle de ses vœux mais qui n’a de cesse d’échapper à son film (l’amour niché dans les coulisses d’un théâtre ou stoppé sur un quai de gare), que ce dernier, bâtard assumé, tient le choc, s’imposant comme le portrait, juste et bien vivant, d’une génération qui veut tout et pourrait à terme l’obtenir.
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