Il en va de la filmographie de Woody Allen comme des cuvées d’un bon vin, qui alternent les millésimes et les années à piquette. Blue Jasmine est un cru exceptionnel après le road trip des capitales européennes du réalisateur, aux bonheurs pour le moins divers, mais souvent sur le mode mineur de cartes postales kitsch. Retour sur le plancher des bisons, donc, pour un film qui se balade entre le terrain familier de la Grosse Pomme et un nouveau territoire à explorer, San Francisco, en forme de proposition du genre Jeanette chez les ploucs. Cette fois, ce n’est pas Woody Allen qui joue sa partition connue du névrosé, mais Cate Blanchett dans le rôle de Jasmine, femme du grand monde qui descend de façon quelque peu brutale l’ascenseur social quand son mari est accusé d’escroquerie et se pend dans sa cellule. Le nouveau départ qu’elle entreprend chez sa sœur à Frisco permet de déployer un comique basé sur l’inadaptation sociale, le décalage des valeurs, les relations aux autres. C’est souvent très drôle et parfaitement cadencé, l’écriture de Woody Allen est à son meilleur, précise et légère, s’appuyant sur une galerie de seconds rôles assez savoureux. Les flash-backs avec la « vie d’avant » rythment le récit pour mieux signaler le décalage entre le faste toc de la vie new-yorkaise de l’upper class et l’authenticité des autochtones de la côte ouest.
Tout ceci serait juste très plaisant si Woody Allen n’avait pas d’autres projets pour Jasmine, dont la tentative de réhabilitation – trouver un job chez un dentiste, prendre des cours d’informatique pour faire des études de décoration d’intérieur « sur Internet » – n’est qu’un leurre auquel on ne croit qu’à moitié. Entre la femme volubile du début qui casse les pieds de sa voisine d’avion pendant tout le vol et celle en voie de clochardisation qui parle toute seule sur un banc à la fin, le rire franc initial nous reste in fine en travers de la gorge. Entre les deux, c’est tout un panel d’émotions contradictoires que convoque Woody Allen et une nuance de jeu phénoménale qu’interprète une Cate Blanchett dont on ne voit pas comment l’Oscar ne pourrait pas lui échoir. C’est dans ce mélange sucré/salé que le film trouve toute sa force paradoxale, à la fois comédie hilarante et conte cruel et noir. Et c’est avant tout un magnifique portrait de femme, complexe, touchante, élégante et fragile. Il faut voir l’actrice prendre ses airs les plus mondains dans les circonstances les plus inappropriées, se shooter les yeux rougis à un cocktail alcool/cachetons, ou partir dans des soliloques au bord de la folie pour mesurer toute l’étendue de son talent de comédienne. Talent qui ne nous était pas inconnu, certes, mais qui pourrait trouver ici le rôle de toute une carrière et qui nous fait penser à la Gena Rowlands de Une femme sous influence.
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