Imaginez un ranch isolé aux confins du Montana d’un rouge profond au toit verdoyant. Des fenêtres d’un blanc vif complètent l’ensemble, le tout implanté dans des champs d’un jaune incroyablement palpable. Un tracteur soulève la terre créant une fumée teintée de dorée s’élevant sur des montagnes de prairies enchanteresses. On reconnaît aisément et sans ciller l’esthétique de Jean-Pierre Jeunet qui nous offre à nouveau ses couleurs hyper léchées avec une maîtrise qui ne cesse de s’affiner. D’ailleurs, le réalisateur affirmera sa volonté de « moins faire du Jeunet » et son désir de concevoir des « images plus normales », par souci de réalisme. Ne serait-il pas cependant un peu réducteur – voir inquiétant – de confondre normalité avec vérisme ? C’est d’autant plus étonnant que le cinéaste s’oriente vers la fable fabuleuse qui relève du domaine de l’imaginaire. L’aspect pictural participe à ce mouvement et si certains plans font écho à la toile Un petit faucheur sous le grand soleil de Van Gogh de par ses aspects dorés surréalistes qui dévorent l’écran, la quasi-totalité du film s’harmonise autour du trident rouge-jaune-vert. Ainsi, Jeunet donne à l’Amérique un visage familier, puisque nombre de ses images pourraient se confondre avec les représentations de Hopper. Se peint donc un univers très organisé, avec des couleurs vivantes qui électrisent l’écran, le rendant apte à accueillir une histoire farfelue et merveilleuse ; véritable conte contemporain où l’enfance, le rêve et l’humour se mêleront à la gravité de sentiments plus sombres tels que la solitude et la culpabilité, donnant un ton plus adulte à l’ensemble, semblable aux productions Pixar. Cette Hopperisation dans le style est peut être due à la collaboration du cinéaste avec le chef opérateur Thomas Hardmeier qui semble prédestiné aux fables modernes, puisqu’il s’était chargé de la photo de Tribulations d’une caissière (Pierre Rambaldi) en 2011.
Dirigeons maintenant l’objectif sur l’histoire. Adaptation du premier livre atypique L’extravagant voyage du jeune et prodigieux T. S. Spivet de Reif Larsen, jeune enseignant qui défrayera la critique littéraire en 2010 de par l’incroyable originalité de son ouvrage. En effet, des dessins figurent dans la marge, tandis que des cartes, croquis et mini-tableaux viennent inonder le récit à des endroits incongrus. L’auteur avait pensé à cinq cinéastes pour adapter son roman. David Fincher, Tim Burton, Wes Anderson, Michel Gondry et Jean-Pierre Jeunet. Comme l’explique le réalisateur, il fut contacté le premier et le projet lui plut instantanément. Il co-écrira donc le scénario avec Guillaume Laurant avec qui il avait déjà collaboré pour Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain et Un long dimanche de fiancailles. T. S. Spivet est un jeune garçon surdoué de 12 ans, passionné de science et de mécanique, il décrochera le très prestigieux prix Baird du Musée Smithsonian de Washington pour l’invention de sa machine à mouvement perpétuel. La décision de partir seul vers l’Est-américain n’est pas anodine. Très peu réceptive à ses prouesses intellectuelles, sa famille semble absorbée par d’autres choses. Une sœur convaincue d’être La future Catherine Deneuve, toujours au téléphone et prônant uniquement des pensées superficielles (on notera un discours très pertinent au sujet de l’élection de miss beauté). Un père convaincu d’être la réincarnation de John Wayne, toujours sur son cheval, l’attitude bourrue et passant son temps dans son salo(o)n à regarder des westerns. La mère ne voit pas plus haut que ses insectes, se plaisant à étudier toutes les espèces au microscope. Rajoutons à cela la mort tragique de son frère jumeau dizygote Layton, lors d’un jeu de tir dans la grange, et vous obtiendrez le quotidien faussement paradisiaque de T.S.
Muni d’une lourde valise et de son écrasante culpabilité vis-à-vis de la mort de son frère, il part donc sans prévenir personne, décidé à affronter cette périlleuse traversée comme s’il s’infligeait son propre châtiment. Le trajet sera long et scabreux. Si les paysages de campagnes sont pétris de beauté et d’espoir, Washington s’avérera pervertissante (l’animateur télé et la sous-secrétaire) et empreinte de désillusions. T.S. voyagera dans un train de marchandises, au sein d’un prototype de camping-car représentant l’idéal américain. Installé dans ce faux cocon bienveillant, il s’enfoncera peu à peu dans un sentiment de solitude et de crainte, et ira jusqu’à vomir dans l’évier. Privé d’eau, il est dans l’impossibilité de nettoyer son rejet, se voyant dans l’incapacité de se purger de sa mauvaise conscience. Entre deux arrêts, il décide d’aller s’acheter un hot dog et croise la route de Deux Nuages, interprété par l’acteur fétiche de Jeunet, Dominique Pinon. Cette séquence, poétique et légère, permet au spectateur de retrouver sa bonne humeur. L’Extravagant voyage du jeune et prodigieux T.S. Spivet est un long métrage qui se confond beaucoup aux fables, alternant sans cesse candeur et tristesse. Cependant le passage de l’un à l’autre est quelque peu maladroit et aurait mérité davantage de fluidité et de nuance.
L’arrivée à Washington ne reflète pas la réussite qu’on espérait. Réprimandé par un policier, notre héros se blesse et se brise quelques côtes en voulant prendre la fuite. Sa culpabilité, noirceur qui réside en lui se matérialise alors, l’attaquant physiquement avec férocité et hargne. Il rejoindra le Musée et se verra affecter son prix devant une foule de scientifiques suintants d’admiration. L’objectif principal du film semble être atteint, la quête du jeune garçon achevée. Pourtant son discours sera scindé en deux parties, la première s’accompagnant de blagues et de remerciements et la seconde abordant l’accident de son frère. C’est une scène très émouvante, mais qui se veut peut-être justement trop touchante pour fonctionner. C’est pour cette raison que certains adhèrent, alors que d’autres pestent. Jeunet ne nous laisse pas faire nos propres choix, il veut nous imposer sa vision des choses et surtout les sentiments que l’on doit ressentir. Mais l’histoire est loin d’être terminée puisque le point d’arrivée n’est pas celui que l’on croit, car il n’est autre que le point de départ. La célèbre actrice Judy Davis rayonne dans le rôle de la sous-secrétaire. Voulant profiter de la célébrité naissante du jeune T.S, elle lui imposera des séances photos et des interviewes télévisées. Le final sera un brin extravagant, privilégiant la rédemption et une félicité sans retenue, sans pudeur, à l’état brut, sans détour. L’éloge de la famille l’emporte sur la déchéance de la réussite sociale présentée comme superficielle. On ressent alors le spectre un peu pesant de It’s a wonderful life de Capra, mais ici ce cliché est atténué par la présence de l’enfant qui apporte un regard innocent, plus candide.
Ce long métrage aura donc réussi à nous captiver, nous permettant de nous évader un instant de notre réalité. Son absurdité enchante, les situations cocasses amusent et les couleurs sont sublimées par un nouveau directeur de la photographie qu’on espère revoir au générique du prochain film de Jeunet. A l’inverse de Denis Sanacore, compositeur canadien trouvé sur Internet qui nous offre d’après le réalisateur, une musique avec « un côté western, un peu folk avec de la profondeur et de l’émotion », mais qui est finalement lacrymale lourde et beaucoup trop répétitive. Dans L’Extravagant voyage du jeune et prodigieux T.S. Spivet, les plans seraient des illustrations d’un livre d’image dont Jeunet prendrait plaisir à tourner les pages. Une fable tendre qui s’adresse autant au jeune public qu’aux plus âgés. Un prétexte pour rêver.
L’extravagant voyage du jeune et prodigieux T.S. Spivet – Sortie le 16 octobre 2013
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