On a déjà tout dit ou presque sur le dernier album de Black Sabbath – le Panthéon du rock, les péripéties douteuses, les problèmes de santé, les retrouvailles des membres originels après un split de 35 ans – alors, me direz-vous, pourquoi en remettre une couche ? En tant que fan, j’ai suivi attentivement les célébrations des historiens : ceux qui ont érigé Tony Iommi en Django Reinhardt du heavy metal, ceux qui ont applaudi à l’invention du doom, ceux qui ont consulté la chronique de Birmingham. J’ai suivi les débats byzantins sur les mérites comparés dudit album et des tout premiers : comment on s’autoparodie, comment on excelle dans l’art du pont ou comment un batteur ne saurait en cacher un autre. J’ai aussi lu en vitesse les comptes rendus des blasés et, bien qu’à des degrés divers, le résultat semble à peu près le même : Black Sabbath est devenu la relique préférée des spécialistes en nostalgie. Mis à part ça, pas une ligne sur ce dont parle ce foutu disque, pas une. A croire qu’on est juste là pour savoir comment bien branler sa guitare et militer pour la meilleure méthode, quitte à la vendre après en pharmacie. Pourquoi tant de stupre et pourquoi tant de lucre alors qu’il faut bien se rendre à l’évidence : avec Black Sabbath, en marge des prêtres mélomanes et autres chanteurs à la croix de bois, on a là l’un des plus beaux fleurons du rock catholique.

Des tonnes de littérature (papier et numérique) pour accoucher d’une souris : ce 13, dernier rejeton d’une lignée de neuf albums, n’atteint pas les sommets des années 70. Tu parles d’un scoop ! Et le remplaçant de Bill Ward, un des plus grands batteurs de ces 40 dernières années, ne serait pas tout à fait à la hauteur ? Franchement, je suis sidéré… Beaucoup ont vu en God is Dead un morceau inepte et lourdaud, un ersatz métalleux des riffs de Nietszche (le philosophe aux doigts carrés), alors que ce titre intensément doom, ne leur en déplaise, semble plutôt chargé d’ambiguïté. S’il est ambigu, c’est à cause de son contenu, le fait de douter de l’existence de Dieu et adopter des positions contradictoires par rapport au sujet, mais aussi parce qu’en tant qu’auditeur, on est en droit d’hésiter quant à l’identité du narrateur. Dans une interview, Geezer Butler a dit qu’il s’agissait du discours d’un religieux fanatique cherchant à prouver l’existence du Tout-Puissant. Mais n’était-ce pas une façon de dédouaner Ozzy qui tenait absolument à chanter ce refrain alors que les autres membres du groupe avaient peur du ridicule ? Première interrogation. Mais le plus important, me semble-t-il, c’est que l’abum doit être considéré dans son ensemble – et en cela il n’est pas en phase avec son époque, une époque où la notion d’album tend à disparaître au profit de celle, erratique, du morceau isolé, en ligne sur YouTube – dans son ensemble et donc appréhendé comme un concept album bâti autour de deux piliers : le fameux single God is Dead (2e titre du disque) et Dear Father (son dernier). Si l’on imagine que le narrateur du premier titre est un des protagonistes du second – dans lequel il est question de pédophilie au sein de l’Eglise – la compréhension du texte se pare alors de nouvelles nuances sensorielles et morales. On y reviendra.

J’entends grogner. Tout ça est paraît-il un peu pointu pour un simple disque de hard rock, mais on s’en fout.

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Certains ont estimé que la voix d’Ozzy était intacte et d’autres se sont moqués de son organe – une courtoisie lacanienne très en vogue chez les professeurs. Là aussi il y aurait beaucoup à dire. Et notamment sur la tendance à évaluer toute chose à partir des seuls critères de performance. Sabbath n’a jamais été un groupe de virtuoses. Pour preuve, des concerts qui sont loin de tout emporter sur leur passage. Non, le groupe excelle ailleurs, dans le parti pris d’inventer autre chose, en rupture avec la génération qui le précédait, et pour le reste, après avoir jeté les bases d’un style puissant et épique, dans l’art de poser les questions avec justesse en maniant les concepts de la mythologie chrétienne. C’est ce qu’ils ont toujours fait et c’est ce qu’ils font à nouveau sur ce disque qui sera très probablement leur dernier. La force de 13 c’est aussi qu’il insiste, comme l’avait fait Sabotage avant mais d’une autre manière, sur ce qui fonde la part détestable du groupe. Son propre mythe luciférien (le disque commence en ces termes : is this the end of the beginning or the beginning of the end ?). Le rock’n’roll, érigé en entertainment pour les masses (Age of Reason, Peace of Mind). Les mauvais penchants, la toxicomanie, le manque de volonté (Damaged Soul, Methademic). Dans Pariah, Ozzy va jusqu’à fustiger la crédulité des fans, le fait d’accorder trop d’importance à ce qu’il peut dire ou faire, sa propre propension à servir d’exemple, ce qui revient in fine à contester son statut et se railler de l’imagerie que Sabbath a toujours véhiculée. S’il y a autoparodie, elle est bien là, dans le souci de faire sa propre critique et de souligner, à travers des structures et des riffs déjà plus ou moins entendus, la relativité et l’aspect contestable de leur entreprise. Ozzy en sait un rayon, lui qui avait fini, au début des années 2000, dans un show de téléréalité. Entre le satanic opera et le soap opera, il n’y avait que quelques marches – et Ozzy Osbourne les a descendues, en titubant.

Dans 13, le groupe prend ses reponsabilités vis-à-vis des fans et en particulier des plus jeunes. Loner, par exemple, rock’n’roll chevillé au corps, s’en va distribuer les récompenses, critique l’orgueil, la peur de l’autre, le repli sur soi. Il y a une tendance, tout au long du disque, à faire le prêche (End of the Beginning va dans le même sens) et Ozzy endosse à plusieurs reprises la défroque du moine, non sans vice et malignité. Car il y a une certaine malignité, n’est-ce pas, de la part de celui qui s’est aussi fait connaître pour décapsuler des chauves-souris à pleines dents, à faire la leçon, à coups de refrains, au tout-venant. Au début de Age of Reason, face à la somme des péchés, Ozzy évoque carrément la figure du Jugement Dernier. Là aussi les détracteurs ne voient que fumisterie et délires cathos alors qu’une fois de plus, il y a juste erreur sur la marchandise. Ce qui anime Sabbath, ce n’est pas l’imagerie du Nouveau Testament mais plutôt l’énergie du désespoir et la ferveur du doute, le tout transpirant de leurs compos comme un verset d’évangile à moitié dément. Leur célèbre art du pont – que certains, dans le jargon, appellent aussi pont du Diable – est un art démoniaque, fait de ruptures imprévisibles, qui ne sont là que pour manifester le questionnement et la violence du doute face aux événements. Une sorte de catéchisme par le riff, d’ascèse négative faite de brisures et de jaillissements. Un style épique qui avait culminé dans la citadelle restée imprenable, baptisée Paranoid. Ce disque culte, à la suite de l’album initial, avait simplement servi de Cheval de Troie pour infiltrer l’univers du rock, en renverser les codes et exposer un propos plus ample, qui va bien au-delà des questions d’ordre strictement musical. Tony en sait quelque chose, lui qui avait, sur une presse hydraulique, au tournant des années 70, perdu deux doigts. D’Agamemnon à Armageddon, il n’y avait que quelques riffs – et Tony Iommi les a lâchés sur le monde, comme des démons.

Alors me direz-vous, c’est quoi la morale de cette histoire ? Eh bien, elle est en partie dans le message délivré lors du dernier titre de l’album, Dear Father, précédemment cité. Une coulée de métal lourd en route vers le clergé, pour l’éternité. Une chanson de 7 minutes dans le plus pur style inquisitoire. Le comble, ouais ! Les cloches sonnent, la boucle est bouclée. Parce qu’on en est là. Dieu pourrit dans un coin mais Ozzy et sa bande se pointent avec un groupe électrogène pour tenter de le réanimer. On sait jamais…

Black Sabbath – 13 (Vertigo)

Note: ★★★★☆

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