Depuis que l’éthio-jazz a connu la consécration parce que le monde entier sait que Bill Murray en écoute dans sa voiture (1), la Corne d’Afrique a-t-elle poussé pour autant sur le planisphère musical ? N’y a-t-il pas une réelle injustice à se dire que le rock’n’roll a envahi le monde et Hollywood colonisé six continents alors que la culture africaine et son histoire polymorphe demeurent toujours aussi largement méconnues ? Si l’on effectuait un retour rapide sur notre lecteur DVD, verrait-on Christophe Lambert, promu Lord Greystoke, faire l’amour à une liane et Johnny Weissmuller se battre avec des crocodiles alors que Cheeta, subrepticement, était déjà passé au salon depuis un bail pour écouter du jazz avec les boys ? Encore une scène qu’on ne voit pas dans Tarzan. C’est fou le nombre de trucs qu’ils coupent au montage. L’histoire du cinéma n’est pas celle que l’on croit ; elle gît dans les entrepôts de l’Histoire sous des palettes de rushes oubliés.

Destins croisés, histoires en miroir. Pendant que l’Amérique cultivait le mythe de l’enfant sauvage, du surhomme blanc régnant dans la jungle vêtu d’un simple pagne en peau de bête, dès la fin des années 50, un jeune Ethiopien du nom de Mulatu Astatke avait émigré au Royaume Uni, portait déjà un costume trois pièces et entreprenait des études scientifiques à l’université de Birmingham. Des enseignants ayant décelé chez lui un certain talent musical, il s’orientera finalement vers l’apprentissage de la composition et de divers instruments, d’abord à Londres puis au Collège de musique de Berklee à Boston où il fut le tout premier Africain à être inscrit. Dès lors, Mulatu, tel un savant fou, n’aura de cesse d’étudier, d’assimiler les données d’une culture étrangère et de se livrer à diverses expériences mélodiques. Son but ultime : trouver l’alchimie qui unirait les imprévisibles volutes de l’ADN jazz et les structures orientales de la musique traditionnelle éthiopienne. Il y parviendra dans les années 60, décennie durant laquelle, entre Londres, New York et Addis Abeba naîtront les premiers échantillons de l’éthio-jazz. Comme d’autres avant égaraient leur art pour travailler leurs arrhes dans le désert de Harar, certains gâchaient leur pelloche pour filmer Tarzan alors que la vraie vie, comme par hasard, une fois de plus était ailleurs, perchée quelque part sur le jazz wire avec les oiseaux rares.

Aujourd’hui, Mulatu Astatke est devenu un compositeur et un arrangeur renommé ; il fait même partie d’un laboratoire de recherche consacré à la musique éthiopienne au MIT. Son dernier album, le très beau Sketches of Ethiopia (2), vient de sortir dans les bacs, mais les tâtonnements et les rencontres qui le menèrent à l’invention du concept d’éthio-jazz, c’est ce dont témoigne la magnifique compilation sortie en 2009 sur le label allemand Strut (3). Les 20 titres rassemblés sur ce disque – musiques latines, rythmes afro-cubains, jazz, mélodies éthiopiennes – ne sont accompagnés d’aucun livret, d’aucune note. Ils nous sont révélés tels quels, sans commentaire, comme autant de microfilms jaunis volés aux archives d’Abyssinie. Si un certain nombre se trouvait déjà sur la compil Ethiopiques n° 4 éditée par le label français Buda Musique en 1998, le disque rassemble en fait des titres épars provenant essentiellement des catalogues des labels Amha Records et Philips Ethiopia (4), auxquels il faut rajouter quelques morceaux tirés du magique Mulatu of Ethiopia, enregistré à Brooklyn et édité par le label Worthy Records en 1972. Plus qu’une compilation, ce disque, qui pourrait être la BO d’un film d’aventure, est aussi un recueil de joyaux des riches heures d’Addis.

(1) En 2005, Mulatu Astatke avait offert certaines de ses compositions à Jim Jarmusch pour la BO du film Broken Flowers.

(2) Sketches of Ethiopia est sorti sur le label Jazz Village durant l’été 2013.

(3) New York, Addis, London – The Story of Ethio Jazz 1965-1975 (Strut, 2009).

(4) Pour en savoir plus sur l’histoire et la spécificité de la musique éthiopienne, on peut lire le passionnant article Un siècle de musique moderne en Ethiopie (publié dans Les Cahiers d’études africaines, n° 168, 2002) écrit par Francis Falceto, le créateur de la collection Ethiopiques sur le label Buda Musique. http://etudesafricaines.revues.org/163

New York, Addis, London – The Story of Ethio Jazz 1965-1975 

Note: ★★★★½

Sketches of Ethiopia

Note: ★★★★☆

story of ethio jazz

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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