Très attendu, Sono Sion revient cette année à l’Etrange Festival avec Tokyo Tribe. Le film est l’adaptation d’un manga, Tokyo Tribe II. Au matériau d’origine, le réalisateur de Love Exposure apporte un élément essentiel : le rap.
Dans un Tokyo futuriste, plusieurs bandes rivales s’affrontent, dominées par le parrain outrancier Lord Buppa. Quand l’intrigue débute, des jeunes filles sont capturées par les hommes de main de Buppa afin d’en faire des prostituées, dont la mystérieuse Summy. Le clan très « peace and love » de Musashino, emmené par le leader Kaï, va mener la révolte contre Buppa et ses deux fils, l’un biologique et l’autre d’adoption, rivalisant d’extravagance, tandis que Summy et ses compagnes d’infortune vont tenter de fuir leurs tortionnaires.

Le film s’ouvre sur le plan magnifique d’une rue de Tokyo. Le beat accrocheur coule déjà. La caméra saisit le décor bariolé dans un mouvement ample, gallerie bigarrée d’individus avec une grand-mère DJ aux platines, puis suit le jeune MC chantant face caméra. Ce personnage secondaire reviendra régulièrement, tel une résurgence du chœur antique, donner un encadrement au récit. L’histoire est serrée sur une seule nuit qui verra l’affrontement de Buppa et de ses improbables sbires avec les autres clans réunis contre lui.
Il serait vain d’énumérer tous les personnages, tous les décors plus hauts en couleur les uns que les autres qui composent l’univers de Tokyo Tribe. À titre d’exemple de détails décalés faisant tout le sel du film, on peut citer la boîte à cigare remplie de doigts coupés, la servante de Bubba qui sert à boire en faisant du beatbox, un tank sorti de la grande parade électrique… Ce qu’il faut dire, surtout, c’est la folie du film, son absence totale de complexe. Mis en musique les neuf dixièmes du temps, Tokyo Tribe fait pleuvoir les gags et les trouvailles. Sono Sion s’autorise tout, avec une absence totale d’esprit de sérieux, prêt à fournir des dizaines, voire des centaines d’idées par séquence, si ce n’est par plan. C’est une expérience de cinéma jouissive où se célèbre le mariage exaltant de la comédie musicale et du film de kung-fu. Comme si Jacques Demy tendait la main à Bruce Lee, le tout multiplié par mille, en termes de folie et le rap en plus.

Tout cela, et ce n’est déjà pas rien, est magnifié par l’assurance du geste cinématographique, la sûreté dans la composition de chaque plan, l’orchestration du ballet des combats, des mouvements de caméra amples et tendant vers le plan-séquence. Sono Sion convoque un festival de couleurs et de lumières, usant très à propos le caractère nocturne de l’intrigue pour faire briller néons et feux d’artifices.
La maîtrise de la forme est d’autant plus émouvante si l’on considère le caractère « amateur » du projet. Sono Sion n’a pas fait appel à des acteurs, mais principalement à des rappeurs et à des gens venus de la rue. De surcroît, les interprètes effectuent eux-même leurs cascades. Au-delà de la démesure visuelle du film, c’est quelque chose de très humble et populaire qui trouve ici à s’exprimer. Si l’un des bad guys, Mera – un bodybuildé à la virilité butée, teint en blond, vêtu la plupart du temps d’un string -, est obsédé par la taille de son engin, face à lui, le leader Kaï lui oppose flegme et intelligence. Une ligne de dialogue placée très à propos rappellera une vérité en effet toujours bonne à rappeler : ce n’est pas la taille de ce qu’on a entre les jambes qui compte, c’est celle du cœur.

De cœur, Tokyo Tribe en déborde, expression ininterrompue d’appétit cinématographique et de générosité. Dans l’un de ses ultimes plans, la caméra pivote sur elle-même, les bandes réunies s’adressent au public et reprennent un hymne pacifique. C’est peut-être là que s’exprime l’essence du film, son identité de « home movie » fédératrice, son projet de faire œuvre collective pour célébrer le plaisir d’être ensemble et de s’éclater. Se révèlent alors le caractère profondément sincère du film et son intégrité sans faille.
« Tokyo Tribe, never ever die », scandent les héros à la fin. Tant qu’il y aura des artistes comme Sono Sion pour le porter à de tels sommets, le cinéma n’est pas près de mourir non plus.

Note: ★★★★★

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