Près de dix ans, c’est le temps qu’il a fallu pour que Robert Rodriguez et Frank Miller donnent une suite à la première adaptation de Sin City.
Le nouvel opus n’a certes pas pour lui l’argument de la nouveauté, mais l’esthétique si caractéristique de la série reste saisissante. L’intrigue est plus resserrée et le film gagne en simplicité. Le premier volet, il faut bien le dire, se reposait beaucoup sur l’originalité de sa proposition visuelle et avait tendance à cumuler gratuitement les détails glauques.
Le second épisode est bien sûr aussi gorgé de violence, mais la magie opère mieux. Comme s’il avait fallu que les présentations soient faites pour que la fusée puisse vraiment décoller. Le scénario se concentre sur trois récits, deux courts encadrant un troisième plus consistant. Dans le premier, le nouveau venu Joseph, Gordon-Levitt, est un jeune joueur venu se mesurer au poker avec le sénateur Roark. Le second est consacré aux amours houleuses entre Dwight (Josh Brolin) et Ava (Eva Green). Enfin dans le troisième, Nancy (Jessica Alba), cherche à venger John Hartigan et s’en prend au sénateur Roark. Marv (Mikey Rourke) est aussi de retour et vient seconder Dwight et Nancy.
L’esthétique des Sin City repose sur une fusion entre deux principaux matériaux. Le premier, bien sûr, c’est la BD, dont les codes graphiques sont largement repris à l’écran. Le second est très largement hérité de l’univers du film noir, qui lui-même devait beaucoup aux romans policiers hard-boiled, ceux de Raymond Chandler en tête. Le film noir connaît son heure de gloire environ des années 40 aux années 50, et ne connaîtra par la suite que quelques survivances post-modernes. Il possède une esthétique très marquée et joue logiquement beaucoup sur le noir et blanc. Son univers est celui de la ville et ses bas-fonds et ses personnages sont des ratés, des flics, des durs à cuire, des alcooliques et autres femmes fatales ou demoiselles en détresse.
Sin City, J’ai tué pour elle tire sa sève de cet univers. Plutôt que d’en détourner les clichés et les lieux communs, il pousse les archétypes à leur paroxysme et les grossit jusqu’à la caricature. Ainsi, la brute Marv devient littéralement un bloc, effet amplifié par l’épais maquillage qui forme comme une carapace. Eva Green reprend le rôle de la femme fatale, qu’incarnait traditionnellement Ava Gardner dans le film noir et la ressemblance physique est tout sauf fortuite. C’est celle qui séduit les hommes, les attire dans ses pièges pour mieux les mener vers une issue tragique. Les touches de couleur apposées sur le noir et blanc permettent aux réalisateurs de s’amuser avec cette figure et d’en souligner les éléments les plus signifiants : pour Eva Green, les lèvres sont colorées en rouge et les yeux en vert.
A l’image d’une proportion conséquente des grosses productions actuelles, Sin City a été tourné sur fond vert et repose principalement sur des effets obtenus par le numérique. Il s’inscrit dans une très ancienne lignée, aussi ancienne que le cinéma lui-même : la voie Méliès, qu’on oppose généralement à la voie Lumière. C’est-à-dire : la manipulation et l’intervention sur les images plutôt que la capture objective du réel. Un film a fait date et son réalisateur reste l’un des plus fervents apôtres de la manipulation par le numérique : Coup de cœur, réalisé par Francis Ford Coppola en 1982. Dans ce film qui racontait les hauts et bas d’un couple à Las Vegas, Coppola s’autorisait – grâce aux innovations technologiques – toutes les audaces formelles et pouvait placer une femme dans une coupe de champagne en néons. De la même manière, les touches de couleur apportées au noir et blanc de Rusty James font partie des ancêtres (mais pas les plus anciens) de Sin City.
A l’époque, la principale critique faite à l’esthétique de Coppola fut émise par Serge Daney. Pour lui, dans de tels films, ce n’est plus aux personnages qu’il arrive quelque chose, mais c’est aux images. Daney parlait aussi de divorce entre l’acteur et son environnement. Trente ans plus tard, la rupture est parfaitement consommée avec la généralisation des tournages sur fond vert.
La critique de Daney n’a rien perdu de sa force et mérite d’être écoutée pour critiquer l’hégémonie de l’image numérique manipulable sur toute la grosse production hollywoodienne. Daney dénonçait le « tout visuel », et l’imperméabilité d’une grosse part du cinéma à gros budget mérite plus que jamais d’être questionnée. Toutefois, l’occasion est peut-être venue d’ébaucher quelques nuances. D’autant plus que vouloir adopter aujourd’hui à la lettre la critique de Daney risque de mener à une posture franchement pas très enviable : celle du juge qui convoque les films devant un tribunal moral.
Le spectacle hollywoodien a définitivement rompu avec la captation sans intervention du réel. C’est admis. Toutefois, une distinction, dans l’immense majorité de ces films, au premier rang desquels ceux d’heroïc fantasy, tout contribue à « faire vrai ». Les œuvres sont jugées à la qualité des leurs effets spéciaux qui doivent tendre au maximum de réalisme possible. Un singe numérique « interprété », pour ainsi dire, par Andy Serkis, doit autant que possible avoir l’air d’un vrai singe. C’est pourquoi les films deviennent si vite obsolètes, ringardisés par les avancées en matière d’effets spéciaux.
A l’opposé, des films comme, hier, Coup de cœur et aujourd’hui, Sin City (et il faudrait aussi citer des œuvres telles Speed Racer) ne cherchent pas du tout à mentir sur leur fausseté (c’est bien pour ça qu’ils vieillissent mieux). Au contraire, cela participe de leur charme. De tels films ne cherchent pas le réalisme et sont entièrement tendus vers l’imaginaire. D’ailleurs la ville dans Sin City est un univers clos, jamais on ne s’aventure au-delà, c’est un monde qui n’est au fond produit (au sens de produire une preuve) que le temps de la projection. La projection, soit un spectre, une apparition, une chimère insaisissable. Sin City ne ment jamais sur son caractère factice, même, il en dépend et c’est son principal atout, aussi tous les jeux graphiques, les incrustations, les touches de couleur (faut-il le dire ? magnifiques et très maîtrisées) sont là pour donner un gain d’expressivité et signaler que ça n’est pas vrai. Par ailleurs complètement post-moderne dans son brassage de référence (mais Rodriguez opère d’une façon radicalement différente de celle de son camarade Tarantino), le film forme une matière onirique faite du souvenir d’anciens films, de romans noirs, d’archétypes, rêves et fantasmes. L’esthétique adoptée ne pourrait mieux convenir et se révèle après tout la meilleure manière de continuer de faire du film noir de façon moderne, en 2014. L’image est fictionnelle et devient le personnage principal du film. Toutefois, dans ce second volet plus que dans le premier, une place est faite aux personnages, qui peuvent exister plus à leur aise et se déployer dans ce bain numérique. Sin City, j’ai tué pour elle est donc une très bonne surprise, un beau film aussi ludique que passionnant.
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