Versatile Mag : L’Apollonide est manifestement un film très documenté, sur le décor, les costumes, les coiffures, le langage, les codes qui régissent la maison close. A quel moment dans le processus du film le travail de documentation entre-t-il ? Est ce que c’est lui qui détermine l’écriture ou avez vous d’abord imaginé, fantasmé l’histoire et ensuite l’avez confrontée à la réalité de l’époque ?
Bertrand Bonello : C’est un travail en parallèle. D’un côté, je me mets à écrire des histoires et des scènes qui me viennent et de l’autre, je me documente et j’intègre petit à petit la documentation dans le scénario. Ca vient vraiment en même temps. Je ne voulais pas que le document prenne le pas sur l’histoire, ou l’histoire sur le document. Au bout de quinze jours, trois semaines, j’avais suffisamment de documents pour être persuadé qu’il y avait de quoi faire un film. Après, j’ai continué pendant encore quatre/ cinq mois et l’écriture et la documentation.
Quelles sont les sources documentaires que vous avez utilisé ? Je sais qu’il y a ce livre de Laure Adler, mais quels autres documents sont disponibles : des témoignages, des documents picturaux… ?
La première source, c’est le livre de Laure Adler. Il y a peu de témoignages mais des archives de police, de la Mondaine qui sont assez passionnantes. Elle sont très froides, ce sont des fiches, mais elles sont passionnantes car elles parlent du destin de plusieurs filles. Il y a beaucoup de romans, de journaux, de lettres, des tableaux, quelques photos, des objets et du travail d’historien.
A ce stade, qu’avez vous découvert sur les maisons closes que vous ignoriez, qu’est ce qui vous a surpris ? Y a t il des choses de votre intention de départ qui ont été modifiées ?
Je pense que ce qui m’a le plus intéressé et surpris, c’est de voir à quel point c’était ritualisé, codifié et c’est ce qui a rapproché pour moi le film d’une sorte de film de prison. Il y a le médecin, les sorties, les repas, les horaires, les règles. Tous ces détails très factuels, c’est ce que j’appelle la chronique quotidienne qui est un des grands aspects du film.
J’imagine qu’à un moment, il faut être aussi capable de se détacher de tout ce matériau que vous avez accumulé pour éviter le côté illustratif, film en costume ?
C’est pour cela que je n’ai pas voulu séparer le travail d’écriture et de documentation. L’écriture était très guidée par l’imagination, les rêves, la fête. C’était comme une main droite et une main gauche. Mais il fallait que ce soit en même temps. Mais au bout d’un moment, de six mois, j’ai mis toutes les archives dans une caisse et je les ai enfermées dans une pièce. On peut se documenter pendant des années, c’est une période et un lieu très riches. On découvre toujours quelque chose mais il faut savoir s’arrêter.
Concernant la mise en scène, quelle était l’intention qui pour vous était évidente dès le départ. Qu’est ce que vous vouliez faire et qu’est que vous vouliez éviter à tout pris ?
Je voulais plus éviter que faire. La plupart des choses que j’ai faites viennent de ce que j’ai voulu éviter. Il y avait les contraintes : comment travailler le huit clos pour qu’il ne soit pas théâtral et puis évidemment la grande peur de ce qui touche à l’époque, c’est à dire le musée, la poussière, le folklore. Donc il y a beaucoup de choses de la mise en scène qui sont induites par les craintes que j’avais.
Il y a de nombreux personnages dans le film, pourtant, on ne peut pas parler de film choral, c’est quelque chose que vous avez voulu éviter absolument ?
Le film choral, j’en ai vu quelques uns, et ça n’est pas quelque chose qui me plaît beaucoup. .Je voulais plutôt travailler le collectif et ensuite faire vivre chacune des filles mais pas forcément par leur destin scénaristique. Je voulais affirmer qu’il y avait douze filles et pas six rôles principaux et six rôles secondaires, j’ai essayé de toutes les traiter à égal. L’idée était que le personnage principal est une maison faite d’un corps collectif. C’est un travail qui vient à l’écriture, beaucoup au tournage et beaucoup au montage. Le passage d’une fille à l’autre ne se fait pas grâce à des événements comme dans le film choral, mais plutôt par des éléments sensoriels, des associations d’idées ou géographiques, des résonances de plans ou en faisant en sorte que quand on parle d’une fille on parle aussi d’une autre. C’est un travail d’équilibre et d’ajustements.
J’imagine que le travail de montage a été déterminant pour obtenir le rythme souhaité, créer cette circulation des plans, retranscrire l’ennui. Vous aviez beaucoup de matière qu’il a fallu trier, combien de versions du film existent avant son montage définitif ?
L’ennui, c’est quelque chose de difficile à faire passer au cinéma, comment le traiter sans ennuyer les gens. On a dû arriver à une quinzaine de versions mais non pas parce qu’on avait beaucoup de matériel mais car on procédait à des ajustements différents, on tâtonne et on voit l’effet que ça produit. On a pas coupé beaucoup de scènes en fait. Il faut essayer, voir comment les choses résonnent ensemble. Et au bout d’un moment, il y a une séquence qui se met à fonctionner, on ne sait pas pourquoi. On fait une première version où on prend les rushs et on les met dans l’ordre du scénario, on voit que ça ne marche pas et on essaie ensuite de déconstruire, de reconstruire et on s’aperçoit que la dernière version ressemble aussi au scénario, mais par des moyens différents. On a retrouvé le scénario par des chemins différents, par une construction d’images et non pas par une exécution qui était écrite dans le script.
Le film est traversé par des moments inattendus qui relèvent de la fantasmagorie. Etait-ce intentionnel dès le départ ?
C’était extrêmement précis dans le scénario. J’avais trois axes : la chronique, le romanesque et l’affect. J’étais convaincu que c’était l’entrelacement des trois qui allait donner le film. La chronique est ce qu’il y a de plus simple, surtout quand les séquences sont plutôt pas trop mal à la base, que le groupe marche bien ensemble. Les repas, la campagne, le médecin, on a monté ces scènes-là très vite et elles ont très peu bougé. Elles séduisent le plus car ce sont des renvois immédiats à la réalité. Le reste est évidemment beaucoup plus compliqué car ça ne marche que si c’est parfait, sinon ça s’écroule.
Il y a une forte idée de théâtralisation de la maison close, avec les appartements des prostituées et les salons cossus et les chambres où sont accueillis les clients.
Il y avait une idée de beaucoup travailler la géographie, j’ai lu beaucoup de plans d’architectes de ce type de maisons, c’est assez fidèle. Mais il fallait bien montrer à quel point c’est un monde de contrastes, tout se côtoie, les chambres du haut et celles du bas, le luxe et la pauvreté, la dureté et la volupté. J’ai vraiment insisté sur ces contrastes.
Même s’il y a cette solidarité entre filles, le film montre des choses très dures qui ne laissent pas beaucoup d’espoir : la maladie, la fille qui se fait taillader le visage, la drogue… Il y a ce contraste permanent entre la beauté, l’esthétisme et la violence de l’univers.
La dureté est aussi bien dans la chronique que dans le romanesque. C’était mélanger ce qui brille et ce qui est rude, ce qui me semble juste.
Le film m’a fait pensé à deux niveaux de références. D’un côté Argento, Kubrick, Cronenberg et Lynch. Et d’un autre côté des influences plus classiques comme Ophuls ou Visconti ? C’est conscient pour vous ?
Je suis certainement d’une génération où on a beaucoup plus de facilités à mélanger les choses que l’on aime et qu’on a vues. Il y a moins l’idée d’une seule famille ou de règles déontologiques cinématographiques. Argento, c’est un cinéaste que je connais très bien, Kubrick aussi. Peut-être qu’au moment de faire les plans, tout cela ressurgit mais ça n’est pas volontaire, c’est naturel.
Quels étaient pour vous les enjeux autour des scènes de sexe : ne pas sensualiser mais décrire plutôt le rapport de pouvoir entre la prostituée et le client ?
En effet, je voulais montrer le rapport de domination et qui a vraiment le pouvoir. Les scènes de sexe ne m’intéressaient pas plus que ça, je voulais m’en servir pour montrer autre chose, que c’est une époque et une maison un peu spéciales, avec de l’excentricité, du fétichisme. Ce sont des choses qui me racontent autant que des scènes de sexe entre un homme et une femme.
En quoi le film est il un regard d’hommes sur les maisons closes ?
Je n’ai en tout cas pas essayé de me substituer. J’ai essayé juste de m’approcher le plus délicatement possible de ces femmes, en me mettant plutôt de leur côté que de celui des hommes. Je voulais montrer un contre-champs sur ce qu’on connaissait des maisons closes, c’est à dire le regard des hommes.
Le film n’est pas à charge, ou à décharge, ce n’est pas un film à thèse.
Non, il n’y a pas de message. Le sujet est avant tout de faire du cinéma plutôt que de traiter de la prostitution. L’épilogue n’est pas là non plus pour comparer deux époques. Ce que je trouvait beau, c’est que ce personnage qui voulait le plus en sortir, qui commence le film en disant « je pourrais dormir mille ans », qui termine en disant « je ne sais pas ce que je vais faire quand la maison va fermer », est toujours là 100 ans après. C’est un destin romanesque, presque un geste de cinéma de l’arracher de la maison et de la replonger en 2010 dans le même état. Ce n’est pas pour comparer la prostitution d’aujourd’hui et celle d’hier car ça n’aurait aucun sens.
J’ai énormément aimé les moments musicaux anachroniques. Vous êtes vous-même musicien, j’imagine l’importance de la bande son. Vous vouliez créer un pont entre deux époques ?
Je n’ai pas cherché l’anachronisme. C’est plus un rapport affectif entre ces femmes et cette musique. Pour moi, quand j’ai commencé à écrire la musique, c’est devenu une sorte d’évidence absolue de rapprocher cette musique noire américaine et ces femmes. C’est un peu comme si j’avais envie de leur donner l’âme de la soul. C’est plus pour lier les choses étrangement que pour faire une rupture. Et concernant l’anachronisme, nous sommes en 2011, on n’utilise pas une pellicule de 1900, une caméra de 1900, donc ça ne me semble pas du tout dérangeant d’utiliser des choses de périodes différentes.