Versatile Mag : D’où vient l’idée du film ?
Jean-Marc Moutout : J’avais entendu une brève à la radio en juillet 2004, qui reprenait l’événement du film : un banquier de cinquante ans, un lundi matin, à huit heures, très ponctuel, qui tue deux de ses supérieurs plus jeunes que lui. Il s’est ensuite enfermé dans son bureau et il s’est tiré une balle. Ça m’avait assez choqué, je ne me suis alors pas beaucoup penché sur la question, mais ça m’avait interloqué. C’était avant qu’on parle de suicide au travail. J’avais fait Violence des échanges en milieu tempéré et des courts métrages qui parlaient du milieu du travail, comment on vit bien ou mal sa vie professionnelle. C’est pour ça que je ne voulais pas a priori m’y replonger. J’étais en train de préparer La fabrique des sentiments qui était un sujet différent. Et une fois ce film terminé, j’avais toujours ce monsieur en tête et cette interrogation : comment un homme ordinaire, sans histoires, pouvait passer à ce type d’extrémité. Ça ne me sortait pas de la tête. Je m’y suis alors penché, j’ai proposé à ma productrice de faire un scénario à partir de cet événement. Je n’avais eu aucune information : cela s’était passé en Suisse, la presse n’en a rien dit et je n’ai pas voulu aller interroger la famille. Je suis auteur de fiction et par pudeur, je n’ai pas voulu aller remuer le passé, quatre ans plus tard. J’avais l’argument, le fond de l’histoire m’interrogeait fortement. Mon projet était de faire un film de fiction en commençant par le meurtre et en racontant l’histoire de cet homme une fois qu’il a commis le meurtre. C’est le portrait d’un homme, c’était à imaginer, ce qui ne m’a pas empêché d’enquêter sur les banques, d’aller rencontrer des chargés d’affaires, mais libéré de la pseudo véracité de l’événement.
Si vous vous étiez cantonné aux faits, le film aurait peut-être davantage viré au documentaire ?
Oui, j’aurais été lié à des faits précis, que je n’aurais pas voulu forcément traiter. Je ne voulais pas rendre compte d’une affaire, raconter les sources du conflit, mais faire le portrait d’un homme. Je fais toujours avec les moyens de la fiction. Même si je prends ancrage dans le milieu professionnel, il fallait que j’aie la liberté de scruter l’homme à ma manière.
Les enjeux les drames qui se passent au sein de l’entreprise ont l’air de vous émouvoir particulièrement, suscitent chez vous un intérêt profond. Vous l’expliquez ?
Oui, je l’explique par une forme d’incompréhension sur ce fonctionnement-là. Il y a une contradiction qui me semble flagrante entre l’obligation de la dépendance au travail, une société qui porte toute son énergie et ses valeurs autour de la réussite sociale et professionnelle et une situation économique que je connais depuis que j’ai l’âge de raisonner, celle de la crise pétrolière et du chômage. Donc ça pose des problèmes d’existence et de réussite au sens humain et social. Ça m’a beaucoup préoccupé. L’histoire de Un bon matin illustre un cas extrême, la contradiction absolue, la tragédie d’un homme de cinquante ans, un cadre supérieur éduqué qui a consacré toute sa vie au travail et ce qu’il a construit finit par le détruire.
De nombreux salariés subissent des pressions professionnelles tous les jours, comment expliquez-vous ce passage à l’acte ? Qu’est ce qui fait qu’a un moment, tout bascule ?
Je ne crois pas avoir la réponse à cela, elle reste enfouie en chacun de nous. Qu’est-ce qui fait qu’un bascule et l’autre pas. Il n’y a aucune réponse rationnelle, théorique ou générale à ça. Je crois avoir compris que ceux qui passent à ce type d’acte sont des gens qui se sont énormément impliqués dans leur travail et qui à un moment, de façon plus ou moins violente, plus ou moins subite et complète, perdent le sens de ce qu’ils ont accompli. On peut être placardisé, harcelé, dévalué, déconsidéré ou à l’inverse, demander toujours plus comme mon personnage et subir une charge qui fait perdre pied. Ce sont des gens qui n’ont plus le recul, qui ne savent plus comment exister, surmonter ou renaître. Mon personnage n’arrive pas à imaginer sa vie en dehors de son statut de banquier. Il ne supporte pas d’être déconsidéré, il va prendre un drapeau de justice individuelle, mais au nom de valeurs plus larges que je comprend. C’est à la fois noble et absurde.
Est-ce que vous avez tenté à un moment d’en faire une sorte de figure de rebelle ?
C’est en effet un acte de rejet, de refus, de rébellion, sacrificiel. C’est au prix de sa vie qu’on porte ce qu’on veut dire sur la place publique et sur le lieu du travail, c’est ça qui est nouveau.
Vous avez été particulièrement cruel avec Paul dans ce film, notamment quand il a l’opportunité d’aller voir ailleurs et que son employeur lui renvoie avec un grand sourire qu’il fait bien d’aller voir ailleurs. Il lui donne l’absolution. La dimension tragique et le destin s’installent et on comprend alors qu’il ne s’en sortira pas, qu’il n’aura jamais le dessus, qu’il perdra toujours.
Je crois qu’à partir du moment où une direction a décidé de s’emparer de vous, c’est très difficile de combattre ça. Lui a décidé de le combattre. C’est sa force qui est aussi une force de dépression destructrice. C’est cette ambivalence-là qui le porte et le mène au drame. Avant même que son patron lui dise d’aller voir ailleurs, il a déjà pris sa décision de ne pas y aller, il n’a plus envie de se remettre en jeu, il n’y croit plus, à ce que ça demande d’enjeu social et d’investissement personnel. Il a juste voulu se prouver que ce qu’on dit sur lui n’est pas vrai, qu’il est capable d’être efficace et accepté dans le monde du travail.
Ça nous renvoie aussi à nos propres renoncements : Paul n’imaginait pas forcément sa vie professionnelle ainsi, mais comme tout allait bien, il n’y pensait pas, même s’il sentait un malaise lancinant. Le piège peut se renfermer sur tout le monde : l’entreprise peut construire des carrières et les briser du jour au lendemain. J’ai tendance à penser que ça nous renvoie aussi à notre complicité par rapport aux collègues. Le silence est gênant car c’est aussi celui des spectateurs qui regardent ce film.
On est bien sûr tous impliqués là dedans, du compromis à la compromission, on est de plus en plus égoïstes, soumis. Plus le libéralisme nous dit qu’on est forts, compétents, indépendants, plus on est aliénés.
Est-ce qu’on est condamnés à être broyés par le système ?
Non ! Les alternatives sont en revanche de plus en plus compliquées. Ça n’est pas facile de trouver sa propre réalisation de soi, en permanence. Je comprends très bien que Paul a longtemps trouvé son compte dans ce cadre-là.
Vous vous situez plutôt dans l’engagement, la dénonciation, l’alerte ? Quelle est votre posture ?
Tout cela doit exister mais ça n’est pas ma motivation pour faire des films. J’essaie de comprendre les gens, leurs comportements, qui sont toujours étroitement liés à leur situation sociale, leur environnement, à leurs interactions avec d’autres milieux, professionnels, familiaux, intimes, sentimentaux. J’ai un malaise moi-même vis à vis du politique ou de la société, j’essaye de l’exprimer aussi. Je ne fais pas des films pour dénoncer, mais plutôt pour mettre à jour des problèmes.
A quel moment Jean Pierre Daroussin est arrivé sur le projet ?
Très tôt. Je n’avais envie de le présenter à personne d’autre. J’avais souvent été ému par ses interprétations. Je pensais qu’il fallait quelqu’un de tendre pour l’amener vers le banquier dur plutôt que l’inverse. Et les quinquagénaires têtes d’affiche avec une qualité de jeu aussi fine, il n’y en a pas beaucoup.
Vous avez beaucoup travaillé le personnage ensemble ou dans le scénario, vous aviez déjà un canevas très précis de ce qu’il devait être ?
On n’a pas beaucoup discuté, on s’est vus quelques fois, on a parlé un peu, je lui ai passé des textes, des enquêtes sur le milieu du travail. Le travail a commencé quand il est arrivé en préparation, sur les costumes, on a passé plus de temps ensemble, la discussion est venue à ce moment là. Jean-Pierre n’aime pas beaucoup cette cogitation cérébrale, macérer son rôle. Il a besoin d’éléments, de se nourrir, il réfléchit lui-même, fait des propositions.
Je soupçonne Xavier Beauvois de s’être beaucoup amusé à jouer le salaud ! C’est difficile de diriger un réalisateur ?
Jean-Pierre est aussi un réalisateur mais il n’interfère pas du tout. Xavier non plus, mais il aime faire savoir quand il n’est pas content. Il m’avait expliqué d’autres expériences de plateaux où il n’était pas du tout content de la mise en scène, mais ça ne s’est pas passé avec moi ! J’ai eu un peu peur au début car le personnage n’est pas facile à cerner, il a fallu trouver des moyens d’approche.
Concernant le duo Xavier Beauvois/ Yannick Rennier, il renvoie une image très forte du cynisme en entreprise où la seule religion est celle du profit et de la performance. Etait-il absolument utile de mettre un visage aussi inhumain sur une entreprise inhumaine ? Ne pensez-vous pas que le cynisme affiché et affirmé de ces deux personnages ne tende pas à justifier à lui seul – voire à moraliser – l’acte désespéré de Paul aux yeux des observateurs que nous sommes ?
Il y a un conflit de personnes vraiment clair avec une génération plus jeune. J’ai essayé de donner corps à ça en prenant appui sur des éléments de management. Beauvois est une espèce de voyou assumé mais pas si féroce. Je le vois dans cet aspect «cash» du commercial, qui tutoie, pas trop cultivé, mais du coup pas si glorieux que ça. Il n’y a cependant pas d’acte de salopard assumé, pas d’humiliation perverse, franchement ! On aurait pu aller beaucoup plus loin, je l’ai écrit, mais je ne l’ai pas monté. Je ne le trouve pas très puissant mais vil et ordinaire. Xavier Beauvois n’est pas un comédien de composition, il a joué avec son côté vicelard, je n’ai pas eu besoin de le pousser très loin !
Propos recueillis le 19 septembre à Toulouse