Disons-le tout net : notre niveau d’attente concernant Gravity se situait à peu près à 600 kilomètres au dessus du plancher des vaches, c’est-à-dire grosso modo à l’altitude où se déroule l’action du film. On n’espérait pas moins du nouveau film d’Alfonso Cuarón qu’une révolution cinématographique identique à celle que constituait en son temps 2001 : l’odyssée de l’espace – techniquement et thématiquement parlant – en termes de représentation de l’espace sur grand écran et des possibilités narratives permises par le genre du space opera. Il faut dire que le Mexicain avait considérablement marqué les esprits avec Les fils de l’homme et que la durée de production de Gravity – plus de quatre ans – était l’indice manifeste non pas d’un development hell catastrophique mais a contrario, d’un degré d’exigence qui promettait une expérience unique et inédite. À un tel niveau d’attente, il n’est pas rare de voir ses espoirs initiaux fondre comme neige au soleil face à l’objet tant – trop ? – fantasmé. Inutile de faire durer le suspense plus longtemps : Gravity n’est jamais déceptif, au contraire. Alors qu’on l’envisageait en orbite autour de la terre, le film nous emmène quelque part au delà de Jupiter. Là où on le film était attendu d’un point de vue de la tension dramatique, c’est dans le registre de l’émotion qu’il bouleverse, interrogeant ni plus ni moins la place de l’homme dans l’univers et réinventant celle du spectateur au cinéma.
Gravity est donc bel et bien l’une des expériences de spectateur les plus immersive qu’il est possible de vivre dans une salle de cinéma. L’absence de pesanteur est ressentie physiquement à la faveur de plans séquences absolument vertigineux et de l’utilisation de la caméra assujettie et subjective qui autorisent une identification aux personnages maximale. La performance technique éblouissante, la photo sidérante de réalisme, le sound design anxiogène à souhait – qui joue souvent sur la peur du silence – permettraient presque de croire que le film a été tourné en orbite. Le cinéma a cette capacité, grâce aux effets spéciaux, d’inviter des mondes fantastiques et merveilleux qui flattent l’imaginaire du spectateur et lui font vivre des aventures extraordinaires. C’est la fameuse suspension d’incrédulité qui met de côté toute forme de scepticisme le temps d’un film au profit de la croyance dans le pouvoir d’évocation du cinéma. Sauf que Gravity n’est un film ni d’anticipation, ni de science-fiction au sens strict, c’est-à-dire qu’il ne se base pas sur des hypothèses technologiques ou sociétales de ce que pourrait être le futur. Gravity repose au contraire sur un environnement scientifique « réaliste » mis au service de ce qu’il faut considérer comme rien d’autre qu’un survival ultime, avec ce que le genre implique de récit initiatique et de voyage introspectif.
Imaginez: vous êtes seul(e), dans le noir, le silence est absolu, en toute absence de gravité, sans aucun repère de haut ni de bas, et vous devez survivre dans un tel contexte. Tel est l’enjeu de Gravity : ne rien abandonner, se battre à tout prix dans un territoire où tout est hostile. La trajectoire n’est pas ascensionnelle comme dans 2001 : l’odyssée de l’espace, il ne s’agit pas ici de voyager au delà des étoiles, mais de regagner la terre, « Mother Earth », le berceau de l’humanité. Mais dans Gravity comme chez Kubrick, il s’agit bel et bien de réapprendre à se tenir debout, à marcher, comme un enfant qui viendrait de naître. Les deux films ne sont d’ailleurs pas avares dans l’imagerie métaphysique , les câbles qui relient aux navettes qui sont autant de cordons ombilicaux, un plan foetal de Sandra Bullock très signifiant, l’eau comme source de vie. L’histoire du Docteur Ryan Stone – où George Clooney jouerait le rôle d’un sorte d’ange gardien – a donc une valeur universelle mais c’est aussi une magnifique aventure humaine. Car ici réside toute la force d’Alfonso Cuarón, dans un dispositif qui fonctionne à l’économie, à l’exact inverse de l’over plot, de réussir à caractériser son personnage principal sur la foi d’un seul événement traumatique, rendant d’autant plus bouleversant ce combat de femme. Gravity nous réserve, entre deux séquences de tension nerveuse hautement redoutable pour le palpitant, une des scènes les plus émouvantes vues au cinéma de récente mémoire. Il nous faut alors bien quelques minutes après le film – et son plan final iconique sidérant de beauté -, pour nous réhabituer à la sensation du sol sous nos pieds et à réapprendre à parler, la gorge serrée par tant d’émotion paroxystique.
Gravity Sortie le 23 octobre 2013
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