Pour notre plus grand bonheur, c’est décidément l’année de Michael Cimino, dont la renaissance a commencé à la Mostra 2012 avec la projection d’une magnifique Porte du Paradis restaurée par les américain de Criterion – c’est-à-dire les meilleurs – et qui se poursuit aujourd’hui avec la retape de son autre chef d’oeuvre absolu, Voyage au bout de l’enfer, qui sortira en salles ce 23 octobre pour préparer l’arrivée d’Heaven’s gate dans nos bacs le mois d’après.
Le destin et la place qu’on attribue à ces deux films dans l’histoire du cinéma sont totalement opposés, si bien qu’une telle ressortie n’a pas le même sens dans les deux cas. Réalisé en 1978, Voyage (Deer Hunter en version originale), deuxième oeuvre et premier chantier titanesque de son auteur (pour plus de trois heures de film), fut un énorme succès, auréolé d’une réception critique pantoise et de cinq Oscars, fixé à jamais dans le marbre qu’on réserve aux monuments ; de son côté, Heaven’s gate, tourné dans la foulée pour un résultat encore plus long, fut anéanti par la presse et explosa dans un des plus célèbres gouffres financiers de l’industrie, causant la faillite d’United Artist et en partie la fin du nouvel Hollywood. Rares sont les postures plus difficiles à tenir que celle du génie déchu, qu’on va désormais prêter à Cimino. Le film est alors torturé par des remontages successifs, au sortir desquels certaines images sont gravement endomagées ; La porte du paradis, et en particulier sa version longue (la vraie), tombe dans un oubli ingrat.
Si l’opération confond les deux opus dans un même élan, le travail de restauration dont ils bénéficient n’est par conséquent pas fait sur le même plan; pour Heaven’s gate, il s’agissait presque d’une resurrection, nous permettant enfin de (re)découvrir un joyau en l’état. Ici, c’est plus simplement l’arrimage d’un grand classique au convoi de l’imagerie numérique, exercice désormais très courant depuis la démocratisation du support Blu-ray.
Reste le film en lui-même, de ceux qu’on oublie jamais. Souvent ramené au seul sujet de la guerre du Viêt Nam, dont il s’empare en pionnier (si on omet la participation de John Wayne à l’effort de guerre avec Les berets verts de 1968), Deer hunter ne passe pourtant qu’un tiers central de sa longue durée dans cet « enfer », que notre titre français appuie si volontiers. Au plus près de ses personnages, il tourne d’ailleurs le dos à la question politique, sans jamais prendre de hauteur pour les recouvrir du spectre de l’Amérique – ce qui vaudra à Cimino les foudres d’intellectuels menés par Jane Fonda, qui y verront une glorification des marines.The deer hunter ne raconte que l’histoire d’une poignée d’ouvriers sidérurgistes de Pennsylvanie, dont trois seulement vont partir après le mariage de l’un et la dernière partie de chasse des autres, dans des Appalaches qui n’ont jamais été si belles. De la guerre, il ne montre qu’un épisode imaginaire de torture ; les hommes qu’on a appris à aimer y sont forcés de jouer à la roulette russe les uns contre les autres par des Vietcongs hilares. Chacun connaîtra l’une des trois façons d’en sortir : vivant, mutilé, ou mort, le long d’une troisième partie où le traumatisme véritable se lit sur le visage des proches que l’on retrouve.
Cette structure narrative, romanesque et littéraire, nous fait vivre au plus près des personnages dont elle restitue les deux temps longs de la vie qui s’écoule ; les instants fugitifs sont proposés avec la plus grande générosité (on profite ainsi d’un mariage sublime pendant quarante minutes), et sont suivis d’ellipses si fracassantes (le Viêt Nam arrive en un cut aussi puissant que celui du satellite de 2001), qu’elles rendent palpables les vies entières jouées ici, qui passent en un instant. Seuls les films fleuves à l’italienne se le permettaient (on pense au Guépard de Visconti), mais toujours pour peindre des fresques historiques aux airs de Comédie humaine ; ici, un tel arsenal est mis à la disposition de personnages si simples et d’émotions si sincères qu’en dehors de cet effort, le film n’a besoin d’aucune démonstration styllistique pour nous emporter. La mise en scène n’est jamais poussée à dépasser par la forme les gens dont elle brosse le portrait.
C’est donc avec grand émoi qu’on va vers la version 2.0 d’un tel émerveillement ; elle s’avère pourtant être une semi déception. La transformation est bel et bien saisissante, d’autant plus que l’ancienne copie de Carlotta à laquelle on s’était habitué était en assez mauvais état ; on se demande simplement si c’était vraiment nécessaire.
Abandonnons-nous à une comparaison entendue avec Apocalypse now, tourné en même temps pour un sujet connexe. Ayant lui aussi éprouvé la restauration numérique il y a peu, le film de Coppola en ressort grandi, magnifique à tous les niveaux, et c’est assez logique ; c’est un voyage visuel baroque au style travaillé, pionnier historique du mixage en 5.1, inventant le son et peut-être l’image du futur. Sa retape sublime par conséquent les caractères déjà si fort dans la copie d’origine, amplifiant et prolongeant l’expérience d’un spectateur qui se souvient tremblant de son coup de foudre en salles. Pour Deer hunter, c’est tout à fait différent ; l’image d’une beauté sobre de Vilmos Zsigmond écope d’un piqué si coupant et perd tellement de grain qu’elle finit par évoquer de jolies cartes postales. Il faut reconnaitre que les visages contrastés des héros adorés en deviennent encore plus beaux quand ils sont filmés de près, mais comment reproduire le même effet sur des plans d’ensemble naturalistes d’ouvriers au travail, par exemple? De plus, le son du film est aux antipodes de celui d’Apocalypse now, il est brut, presque sourd, comme dans la scène du bar où De Niro et ses amis chantent à tue-tête Can’t take my eyes off you de Frankie Valli – pour obtenir un résultat si réel, la chanson est évidemment jouée pendant la prise, sans tricherie, et le son en ressort forcément sans commune mesure avec la précision de cathédrale qui allait si bien au Blu-ray de Coppola.
Sans évoquer l’acharnement quasi-pathologique de Georges Lucas en la matière, la restauration pose ici la question de sa propre finalité. Jusqu’où améliore-t-on une oeuvre parfaite, lorsqu’on la hisse jusqu’à nous à travers l’imagerie d’une époque qui n’est pas la sienne? Bien sûr, cette réaction si négative à un tel travail d’orfèvre est à imputer à l’émotion sans égal, que l’auteur de ces lignes associe à sa première rencontre avec The deer hunter. Mais n’oublions pas l’obsolescence programmée de cet article, qui fait la critique d’une « version » d’un film qui sera très vite la seule. La restauration n’aurait aucun sens, si elle ne rendait pas caduque tout ce qu’elle remplaçait par sa simple existence. Passé ce geste d’humeur, rappellons quand même le principal : The deer hunter va bientôt ressortir sur nos écrans, et peu de nouvelles sont aussi bonnes.
Note:
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