Voilà cinquante ans disparaissait le maître du cinéma japonais, Yasujiro Ozu, qui laisse derrière lui une œuvre monumentale. À cette occasion, trois films sont ressortis en salles cet été, Le goût du saké, Voyage à Tokyo et un inédit : Le fils unique. Ces deux derniers sont désormais disponibles depuis quelques jours en vidéo chez Carlotta.
Pascal-Alex Vincent est cinéaste (Donne-moi la main, Miwa : à la recherche du lézard noir), professeur de cinéma à la Sorbonne et a beaucoup oeuvré au début des années 90 pour la distribution du cinéma japonais en France. Nous lui avons posé quelques questions sur Ozu, ce qui caractérise son œuvre, son importance et son influence encore aujourd’hui.
Versatile Mag : Peux-tu nous raconter la façon dont tu es venu au cinéma d’Ozu ?
Au début des années 90, j’ai intégré une jeune société, Alive, dont la vocation était de distribuer le cinéma japonais en France. L’idée était la suivante : faire découvrir le répertoire japonais, dans des copies neuves, tirées au Japon. Lorsque le projet a été annoncé, seules 2 salles de cinéma nous ont suivis : le Max Linder Panorama à Paris, et l’ABC à Toulouse. Les autres nous sortaient toujours le même refrain : le cinéma japonais ? Ça n’intéresse personne !
Or cette première rétrospective s’est révélée être un succès phénoménal. Cette rétro comportait quelques titres d’Ozu, qui sont ceux qui ont le mieux fonctionné en terme d’entrées.
Avant, seuls 5 titres d’Ozu avaient été exploités commercialement en France, à la fin des années 70 – ce qui est peu si on considère qu’il a tourné plus de 50 films. Mais ces films avaient préparé le terrain, et l’intérêt pour Ozu semblait manifeste chez le public cinéphile français. Nous avons donc organisé 2 autres rétrospectives, entièrement concentrées sur ce cinéaste, avec 22 films, tous tirés en copie neuve, avec le concours de la compagnie Shochiku à Tokyo. Ces films ont copieusement tourné, par la suite, dans tous les cinémas de France.
Ta fascination pour Ozu a-t-elle été immédiate ou s’est-elle construite dans le temps ?
Je n’ai pas de fascination pour Ozu. C’est un cinéaste que j’aime beaucoup, mais moins que d’autres ! Quand j’ai découvert ses films, je n’avais pas 20 ans, et j’avoue qu’ils m’échappaient un peu. Je lui préférais ceux d’Akira Kurosawa, qui me paraissaient plus accessibles. Ce n’est qu’avec le temps et en revoyant ses films, encore et encore, que je les ai apprivoisés, et compris leur grandeur. Ozu est certainement le cinéaste dont j’ai le plus souvent vu les films !
Tu enseignes le cinéma à l’université de la Sorbonne : quelle place occupe Ozu dans ton enseignement et comment est-il reçu par les jeunes générations ?
Aucune place. Chaque année, je demande à mes étudiants de me dresser la liste de leurs cinastes préférés, et jamais Ozu n’est mentionné. Kurosawa et Miyazaki souvent, Mizoguchi parfois, mais Ozu jamais. Ils en ont entendu parler, mais n’ont pas vu les films. Pas encore. Mais comment, à 20 ans, être pleinement sensible au cinéaste du temps qui passe, au cinéaste qui traite de l’impermanence des choses ?
Dans les commentaires qu’on lit régulièrement sur Ozu, le dispositif est souvent au centre de l’analyse . Qu’en penses-tu ?
Je ne suis pas qualifié pour analyser l’œuvre d’Ozu. On a vu apparaître, ces dernières années, une pléthore de spécialistes d’Ozu, et je leur laisse ce créneau. Son œuvre fait l’objet d’un véritable culte, et d’une sorte de commentaire permanent. Je suis content d’avoir participé à l’aventure Alive, qui a permis cela. Louis Skorecki écrivait que Ozu est le seul cinéaste japonais qui soit consensuel. Tout le monde aime Ozu, et tout le monde a des choses à dire sur son œuvre.
Sur le dispositif, je dirais que c’est sans doute l’entrée la plus évidente, car elle saute aux yeux, pour qui découvrirait ses films pour la première fois. Pour qui s’intéresse à la mise en scène, celle des films d’Ozu peut faire l’effet d’un électrochoc. Il n’y a pas eu d’équivalent, ni avant, ni après.
Quel est ton avis sur la japonité dans les films d’Ozu ? A-t-elle de ton point de vue une valeur universelle ?
La japonité des films d’Ozu est vraisemblablement ce qui les a empêchés, factuellement, de nous atteindre à la même vitesse que ceux de Mizoguchi et Kurosawa. D’une part la compagnie Shochiku a tardé à exporter ses productions, quand les compagnies concurrentes Daiei et Toho ont vite compris, dès les années 50, la porte d’entrée que constituaient Cannes et Venise. D’autre part, la Shochiku a naturellement résisté à voir en Ozu un cinéaste à la portée universelle. Les cadres du studio jugeaient eux-même les films « trop japonais » pour séduire un public occidental. Du coup, ce sont d’autres cinéastes maison qui étaient proposés sur le marché international, par la Shochiku elle-même ! Ce n’est que la découverte progressive de l’œuvre d’Ozu, dans les années 70 et 90, qui a permis de voir à quel point cette œuvre était, au contraire, universelle.
De quelle façon le cinéma de Ozu a-t-il une valeur sociale ?
Ozu se concentre sur le motif de la famille, qui, pour lui, est la chambre d’écho du Japon en mutation d’après-guerre. A travers ces familles, on comprend les transformations profondes subies par le pays dans les années 50 et au-delà. C’est une des forces de son cinéma : un cinéma essentiellement « d’intérieur », de studio, mais où l’on perçoit pleinement les bouleversements de toute une société, qui en train de changer de manière spectaculaire.
Kiju Yoshida, avec Nagisa Oshima ont fait partie de la nouvelle vague japonaise en partie en opposition au cinéma de Ozu, jugé comme réactionnaire. Faut-il y voir une manifestation de la modernité contre la tradition ?
C’est une histoire éternelle et universelle, qui s’est produite dans beaucoup de cinématographies, dans les années 60, que ce soit en France, à Hollywood, en Amérique du Sud ou au Japon. En gros : le cinéma s’émancipe des studios, et de jeunes cinéastes énervés partent filmer dans la rue les gens, le sexe et la politique. C’est une période turbulente, que, personnellement, j’adore ! Aux cinéastes que vous citez, je préfère Matsumoto, Wakamatsu ou, dans un genre différent, Suzuki. Mais on a le droit d’aimer le cinéma de l’âge d’or des studios, et celui, agité, des années 60/70. Je n’oppose pas les deux, même si, en effet, l’un s’est construit plus ou moins contre l’autre.
Selon toi, quelle influence a Ozu sur le cinéma japonais contemporain ?
C’est encore difficile à mesurer, car Ozu a été découvert tardivement. Des cinéastes comme Aki Kaurismäki et Hou Hsia-hsien se revendiquent de lui, mais autant l’œuvre de Kurosawa a été « pillée », reproduite et déclinée, autant la filiation d’Ozu me semble difficile à cerner. C’est certainement ce qui en fait un cinéaste unique, dont les films sont reconnaissables entre mille.
Quel conseil donnerais-tu au néophyte pour entrer dans le cinéma d’Ozu ?
Soit de démarrer avec ses films de la période muette, tournés dans les années 20 et 30 : des films sous influence, tournés par un jeune cinéaste cinéphile et insouciant. Soit de faire comme ces milliers de collégiens français qui, grâce au dispositif « Collège et Cinéma », sont allés voir BONJOUR, une comédie en couleurs de sa période tardive et la plus connue. C’est court, c’est musical, c’est un plaisir pour les yeux, c’est drôle et mélancolique : une parfaite initiation à l’univers d’Ozu, pour qui n’aurait jamais vu ses films, et veut les découvrir avec un regard d’enfant.
Voyage à Tokyo & Le fils unique – Disponibles en dvd et blu-ray (Carlotta)
Miwa – À la recherche du Lézard noir – Disponible en dvd (Outplay)
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