Un maître chien, un punk armé d’une lance et un prêtre au fusil à pompe partent en forêt chasser à mort des hommes en costume vivant sous terre ; absurde et stupéfiant, monté avec la fulgurance adéquate, c’est avec ce prologue fou que le train Borgman nous emporte avant qu’on s’en rende compte. On est encore sous le choc lorsqu’il déraille aussitôt, nous signalant généreusement qu’il vaut mieux abandonner tout espoir de cohérence narrative, quittant la poursuite endiablée pour s’échouer dans un huis clos d’horreur qui sera le reste du film – l’intrusion d’un esprit maléfique dans une maison bourgeoise, pour en détruire ses occupants et écorcher leur style de vie.
Le choix d’une telle introduction d’un monde à son spectateur fait démarrer leur relation par deux effets contradictoires ; abasourdi par la violence d’un décalage si appuyé, on est captivé pour de bon et on ne ratera aucune miette du film, mais paradoxalement, on perd la possibilité d’être un spectateur actif puisque, tiré par la peau du cou, il devient impossible de voir les choses avec recul. C’est à la fois une hypnose et un réveil au seau d’eau, et ici, c’est surtout un grand manque de confiance d’un auteur en son public, qu’on imagine dès lors délaisser son travail pour penser à nous, présumant notre apathie imbécile. Par ailleurs, le manque de substance de cette première étincelle braque un projecteur sur la seule chose qu’elle semble nous dire ; que non, il ne s’agira pas d’un film ordinaire, qu’il faut donc en saisir chaque instant. Or, plus que toute autre chose, la sensation de faire face à un objet nouveau n’est palpable que si l’on croit y avoir pensé tout seul – ce n’est pas le cas ici, et au lieu d’embrasser le film, c’est lui qui nous percute.
Borgman, c’est le nom d’un des parasites pourchassés du début, un bel homme au regard doux et brillant portant le mal dont il est question. Sa fuite l’amène jusqu’à une incroyable maison d’architecte, glaciale et tape-à-l’œil, dans un lieu semi-boisé, semi-urbain, comme il en existe dans ces mornes plaines sans vie sauvage qui constituent les Pays-bas. Demandant l’hospice, Borgman déclare connaître la maîtresse de maison, se fait rosser avec une rare violence par son mari, puis réussit à se faire secrètement héberger par Marina, la femme bourgeoise-type en question, étrangement obsédée par l’inconnu. A partir de là, notre esprit frappeur va resserrer son étreinte autour de la petite famille et progressivement détruire leur vie, le film gagnant à chaque fois un peu plus le droit de se proclamer horrifique, tout en restant très « auteur » par son décalage et son symbolisme trop démonstratif.
Dans l’ensemble très beau, glacé et silencieux (comme les riches caricatures qui lui servent de personnages), Borgman réussit à cultiver le mystère tout en n’exécutant qu’un programme simple et comprit de tous : la mort et la destruction pour la vile bourgeoisie qui ne peut être transformée. Pour continuer à nous captiver, le film s’appuie sur un principe narratif très astucieux ; sachant son spectateur intrigué dès l’ouverture, il fait par la suite ouvrir à chaque scène par son mystérieux héros une porte qu’il choisit avec insolence de ne jamais fermer. Les questions qu’on se pose deviennent des mensonges du film, et s’accumulent ainsi jusqu’à ce qu’il n’y ai plus d’espoir de vérité. Pour nous, la frustration qui en découle est étonnamment agréable tant le tout est fait avec une franchise déroutante ; en fait, Borgman est un illusionniste. Pire (ou mieux), c’est le principal moteur de notre intérêt, empêchant au passage quiconque de s’ennuyer (alors que rien ne se passe). Tout devient carrément drôle, grotesque et halluciné. Comme pour le prologue, c’est à double tranchant, à la fois palpitant et reposant car, constamment déçu par le film comme un enfant par son père absent, on finit par ne plus rien en attendre.
Alors, pourquoi un tel abandon? On se pose d’autant plus facilement la question que Borgman ne cesse de nous prouver le talent évident de son auteur. Probablement parce Pasolini a déjà fait Théorème et Hanneke Funny games, et qu’il n’est plus question d’aborder une telle thématique par la discussion ouverte avec le spectateur et la réflexion dialectique. Parce qu’on pense pouvoir le faire de manière allégorique, masquée comme au Carnaval, en prenant au passage des faux airs de Bunuel. C’est dommage, surtout quand on pense que ce dernier aussi nous faisait penser éveillé, à visage découvert ; dans Le charme discret de la bourgeoisie, le « spectacle » que les bourgeois fabriquent eux-mêmes et qui finit par les tromper arrive dans le film littéralement (les convives mondains se retrouvent à manger des plats factices lorsqu’ils se rendent compte que le quatrième mur est un public, et qu’ils sont sur la scène). Le tout est orchestré par l’opération du saint-esprit – c’est à dire Bunuel lui-même, qui nous parle ouvertement. Chez Alex VanWarmerdam, le « spectacle » émane uniquement de Borgman, chef d’orchestre qui se fait l’intermédiaire entre le film et nous, et coupe notre champ de vision pour nous parler dans un semi coma – laissant son auteur dans l’ombre, inactif et muet.
Malgré sa fulgurante mise en scène, et un très réussi rapport au corps de la femme bourgeoise, envoutée par le curieux objet du désir qui finira par l’emporter (les deux acteurs forment un couple charnel très réussi), le film est donc un échec. Un très drôle et fascinant échec, on en conviendra, mais on se permet de douter fort heureusement que cela suffise pour nous satisfaire, tant il y a d’autres choses à voir et à faire.
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