Très injustement, l’histoire du cinéma pourrait retenir de Frances Ha deux mérites : d’une part la tendresse qui émane du visage splendide et de la délicate gestuelle de Greta Gerwig ; d’autre part l’admirable et très belle conflictualité qui s’établit entre le noir et blanc. Attributs somme toute très ordinaires car parfaitement transférables à d’autres films.
Avançons cinq esquisses d’hypothèses très contestables et catégoriques permettant de rendre compte de la difficulté d’écrire sur un film qui radicalise sa modestie et qui, ce faisant, apparaît finalement et secrètement comme étant éminemment complexe et inventif.
Hypothèse n°1 : Frances Ha est un mélodrame au sens plein du terme : sur le personnage de Frances s’exercent toutes les catastrophes affectives liées au principe du fatum ; son destin, donc, s’attache douloureusement à celui d’un autre corps, celui de Sophie. Liées par une amitié profonde ainsi par un amour inavoué (et donc moderne, selon les termes de David Bowie) la dramaturgie s’acharne irrémédiablement sur Frances et Sophie. Baumbach, comme dans les plus beaux mélodrames du monde, (ceux de Douglas Sirk, cela va de soi) déplie l’histoire d’une femme qui survit à ses passions et à ses regrets. C’est ainsi que le film décrit l’ambiance crépusculaire qui naît de la rupture d’une amitié, du trop-plein de sentiments, de la souffrance démesurée. Plus important encore, l’extase qui résulte d’une telle surabondance affective trouve son expression ultime dans le dérèglement du corps de Frances, qui ne cesse de bouger, grimacer et de se tordre. Enfin, bien sûr, Frances Ha nous arrache toutes les larmes de notre corps.
Hypothèse n°2 : Essentiellement, Frances Ha est un film d’épouvante en ce sens que le rapport à l’espace est indécidable, changeant, mouvant. Factuellement, Baumbach raconte l’histoire très kafkaïenne d’une jeune adulte incapable de trouver sa place dans la société, brutalement jetée de par le monde. C’est non seulement la peur de soi en tant qu’individu social qui se manifeste sur la fulgurante blancheur du visage de Greta Gerwig mais également, et plus que tout, l’effroi à l’égard d’une société qui avance toujours trop vite, qui ordonne le rythme évolutif d’une génération. L’espace amical, (et donc en un certain sens amoureux) s’instaure dans le croisement furtif de deux regards lors de l’extraordinaire séquence finale: cet espace, tel qu’il est présenté dans Frances Ha, est proprement inappréhendable car imperceptible, temporel et évènementiel ; il est, essentiellement, constitué d’une puissance affective qui déborde les limites de la représentation ; il se situe, très exactement, dans le continent de l’insaisissable, de l’horreur. L’épouvante surgit dès que le rapport à l’autre, l’ami(e), s’avère indéfinissable : Sophie devient créature inidentifiable aux yeux de Frances qui, par là même, se retrouve profondément désarçonnée. Frances Ha, comme les plus grands films d’horreur, (ceux de Tod Browning, bien entendu) est désemparant.
Hypothèse n°3 : Principalement, Frances Ha est une comédie musicale. Sous le Modern Love de David Bowie Frances dessine, à travers ses multiples déplacements dans la ville, des véritables trajets du corps, des lignes singulièrement complexes. Son corps est l’expression d’une existence que l’on vit au nom de l’amour fou. Suivant la logique structurelle des comédies musicales, le film raconte l’histoire d’une jeune promesse qui rêve de devenir danseuse. Ce désir s’explique par le besoin d’appartenir et de s’inscrire au cœur d’une communauté, mais également, et surtout, par la nécessité d’exprimer autrement que par la parole la joie et la fureur de vivre. La plasticité du corps de Frances pourrait parfaitement se raccorder à celle de la plus grande danseuse de l’histoire du cinéma : Mabel, le personnage d’Une femme sous influence du très jazzistique John Cassavetes. Car face à l’impossibilité de garder un seul geste, fonctionnel, Frances veut tous les accomplir. C’est en cela que non seulement ce corps est, à l’instar de celui de Mabel, dans une radicale dépense d’énergie, mais se donne à nous comme pure énergie, comme admirable flux énergétique à la fois victime et agent du mouvement.
Hypothèse n°4 : Frances Ha est un film de guerre. Et ce à plusieurs titres. Car les affects ne cessent de déferler à l’instar d’une mitraillette de guerre; car l’amitié est appréhendée comme un combat, comme une lutte aussi bien émotionnelle que charnelle qui fait sombrer les personnages dans la folie, l’ivresse absolue, l’oubli de soi. La puissance plastique du noir et blanc ainsi que toute la palette de gris qui se déploie tout au long de la bataille entre Frances et Sophie (mais également entre Frances et son désir de conquérir le champ de la ville) nous informent sur le statut d’une image, celle de l’amitié, au bord de l’extinction, dévorée par les ombres, par l’épaisseur d’une fumée qui émane de la poudre. Frances avance dans la matière menaçante de la nuit, où la perdition, la perte de repères et le brouillage s’imposent.
Hypothèse n°5 : Au delà du richissime travail formel sur le motif de l’amitié, Frances Ha est un film de fantômes et de cadavres qui semble se construire sur les ruines d’un faisceau de références télévisuelles, dont la présence discrète de Girls saillit plus que d’autres, mais dont il s’en détache par l’abstraction pure du noir et blanc. En d’autres termes, tout se passe comme si Baumbach et Gerwig s’étaient installés à l’intérieur d’une parcelle de Girls, révoquant la discontinuité ainsi que les multiples et variées bifurcations narratives qui caractérisent la série. Frances, tout comme Hannah, espère pouvoir danser un jour Dancing with my own avec Sophie. Entretemps la guerre est déclarée. Puis c’est le silence qui règne. Et l’amie, aussi bien idéalisée que détestée, peut-être, ne reviendra plus.
Frances Ha (dvd/ Memento Films)
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