« Un homme n’est jamais une chose et une seule ». Cette réplique, prononcée par la femme de Serrano au début de Sorcerer, pourrait bien être la morale à tirer du tout premier plan de ce Pont des Espions. Un homme, assis sur son chevalet, peint son autoportrait. Trois visages occupent l’écran : celui de l’homme lui-même, son reflet sur le miroir posé face à lui, et enfin sa représentation sur la toile en train de se faire. Cet homme, c’est Rudolph Abel, espion soviétique sur le sol américain, juste avant son arrestation.
L’action se déroule en pleine guerre froide. Pour se distinguer devant le monde comme démocratie, les Etats-Unis décident d’offrir à Abel un procès en bonne et due forme, quand bien même son issue fait peu de doute. Qui dit procès dit avocat. Celui-ci sera James B. Donovan, interprété par Tom Hanks, au meilleur de sa forme.
S’il ne sympathise pas avec les communistes, Donovan adhère en revanche profondément aux valeurs qui soudent son pays. Avant de voir l’espion rouge, il considère Abel en individu qui mérite l’œuvre de la justice comme tout un chacun. Aussi s’attelle-t-il à la tâche avec ardeur. Clairvoyant, il est aussi soucieux de lui éviter la peine de mort, car il a bien conscience que si un Américain tombait aux mains des Soviétiques, Abel pourrait être renvoyé en échange. D’où l’impératif de le maintenir en vie.
Comme de par hasard, il se trouve que peu après, le pilote de la C.I.A Francis Gary Powers, missionné pour prendre en vol des photos du sol russe, va s’échouer en territoire ennemi. L’U.R.S.S propose donc l’échange prévisible : nous avons votre pilote, nous vous le rendons contre notre espion. C’est alors Donovan que la C.I.A va chercher afin de se rendre, dans le secret total, à Berlin Est pour négocier l’échange. Pour compliquer le jeu, il se trouve qu’un jeune étudiant faisant sa thèse sur l’U.R.S.S, Frederic Pryor, se fait piéger du mauvais côté du mur de Berlin, en pleine construction. Contre les ordres de ses chefs, Donovan va chercher à obtenir, contre l’échange d’Abel, le pilote et l’étudiant.
Spielberg a su tirer le meilleur de cette histoire en elle-même captivante, pain béni pour scénariste. Les frères Coen, associés à l’écriture, sont sûrement pour quelque chose dans le comique présent tout au long du film.
Le Pont des espions apparaît pourtant comme de facture très classique, voire à la limite de l’académisme tant il use d’une imagerie déjà connue, et bien dans la lignée du « film tiré d’une histoire vraie », tant affectionnée par les Oscars et amateurs de cinéma plastifié. Il ne faut pourtant pas s’en tenir à cette façade, car sous le vernis, la mise en scène est d’une grande précision. Ce n’est d’ailleurs pas sans humour que le film s’amuse des codes du film d’espionnage, à l’image de la séquence où, après s’être fait filer par un homme de la C.I.A, Donovan lui propose d’aller prendre un verre, Spielberg ne cédant à la facilité du cliché que lors d’une séquence d’interrogatoire presque parodique.
Le film, du reste, prend son temps. La longue partie consacrée à l’arrestation d’Abel puis à son procès ne sert pas seulement à planter le décor. Elle trouve toute sa beauté dans la peinture de la relation mise en place entre l’avocat et le monde qui l’entoure. Donovan doit bien préparer la défense de son accusé, mais il affronte aussi une opinion profondément hostile à un homme prêt à défendre un rouge. L’incompréhension est présente jusqu’au sein du foyer familial. Donovan est patriote et Spielberg montre l’Amérique à travers ses yeux. Cependant, on peut parler ici d’un patriotisme sans illusions. Donovan voit autour de lui une opinion qui pendrait bien l’espion sans autre forme de procès, on vient tirer sur sa maison et il sait bien que l’audience ne sera que parodie de justice. Il sait pourtant qu’il faut qu’au moins un acteur joue vrai dans cette comédie. Donovan défend l’Amérique contre elle-même, acceptant de faire un « sale boulot » pour faire triompher un certain idéal contre les incarnations les plus déplaisantes de son pays.
La séquence où Donovan se rend pour voir le juge et le convaincre d’éviter la peine capitale à Abel est à ce titre exemplaire du rôle de Donovan comme bon génie de l’Amérique: le magistrat est chez lui, face à sa glace, en train d’ajuster son nœud papillon. Donovan se positionne à ses côtés pour figurer dans le miroir comme l’incarnation de la voie de la raison. Gêné, le juge se déplace et s’en va devant un autre miroir, puis encore un autre, chaque fois suivi par l’avocat.
Le film culmine dans la scène de l’échange, magnifiquement mise en scène, sur le pont enneigé sous le feu des projecteurs. Orchestrateur de ce moment sous tension, Donovan est soucieux de récupérer les Américains mais aussi préoccupé du sort de l’espion qu’il a défendu, car il sait que celui-ci risque la mort en retournant en U.R.S.S, les siens pouvant très bien l’accuser d’avoir trahi. Il y a un véritable engagement du personnage de Hanks comme metteur en scène soucieux d’accompagner son acteur jusqu’au bout, marchant à ses côtés sur le pont, refusant le confort des coulisses. C’est dans cette séquence, où le lens-flare spielbergien s’érige de tic d’auteur au rang de véritable symbole de délivrance, qu’éclate, loin de l’académisme, toute la beauté du Pont des espions. Spielberg fait durer le moment au delà de son dénouement et prend le temps du plan sur Donovan restant seul, dans l’obscurité. L’histoire est passée, mais c’est cet instant d’ébahissement qui survient ensuite qu’il importe de montrer.
Spielberg ne se prive cependant pas d’illustrer l’histoire, exemplairement dans la séquence où l’étudiant longe à bicyclette le mur de Berlin qui se construit. Très grand moment de cinéma, ou quand la reconstitution réussit à donner le frisson d’une image documentaire.
Représenter l’histoire semble bien être l’enjeu-clef du film. Une ombre plane sur Le Pont des espions. C’est celle de John Ford, dont le sentiment mélancolique se retrouve ici. Le cinéaste d’origine irlandaise a fait le portrait d’une Amérique cherchant à faire communauté par delà la diversité des origines. Il n’a pourtant pas livré de son pays une image d’Epinal, le montrant en bute avec lui-même, face au racisme, à la basse politique et aux inégalités, mais toujours en quête de l’accomplissement du projet qui le fonde. Vous êtes allemand, je suis irlandais, explique Donovan face à l’agent de la C.I.A qui voudrait lui mettre des bâtons dans les roues, mais ce qui nous constitue en tant qu’Américain par delà nos différences d’origine, c’est un socle de valeurs. C’est là un discours aux résonances profondément fordiennes. Et comme chez Ford, se retrouve aussi chez Spielberg un souci de toucher au cœur de l’intime tout en peignant la grande histoire. Il s’agit d’approcher la profondeur de chaque homme, quand bien même il se nommerait Lincoln ou tirerait les ficelles de la scène internationale. Par un heureux hasard, le protagoniste du Pont des espions a d’ailleurs le même nom que celui de La Taverne de l’Irlandais, autre magnifique rêve fordien.
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