Si La loi du marché a été une consécration dans la collaboration entre Stéphane Brizé et Vincent Lindon – prix d’interprétation à Cannes et aux César, succès public et critique – c’est aussi une étape importante dans l’évolution du réalisateur. Jusque-là habitué à nous faire entendre avec beaucoup de justesse et de sensibilité la petite musique de ses personnages, de leurs vies intimes – Mademoiselle Chambon, Je ne suis pas là pour être aimé, Quelques heures de printemps -, il s’ouvrait tout à coup au monde en les confrontant brutalement à un réalisme social proche du documentaire. Un an après, et voilà que Stéphane Brizé revient avec une adaptation de Une vie, le roman de Maupassant sur la perte des illusions d’une jeune fille de la bourgeoisie du XVIIIe siècle. Si l’on pouvait craindre un film en costumes aux odeurs de naphtaline, loin des préoccupations de notre monde, il n’en est rien. Une vie est d’une incroyable modernité, évite tous les clichés inhérents au genre, prolonge logiquement la mue opérée au moment de La loi du marché. Et fait de Stéphane Brizé l’un des réalisateurs français les plus passionnants de son époque.
Versatile Mag : Pourquoi avoir choisi d’adapter Une vie ?
Stéphane Brizé : Il y a d’abord une forme d’attachement au personnage de Jeanne par son regard sur le monde. Son impossibilité de faire le deuil du paradis de l’enfance est quelque chose que j’ai moi-même vécu et que je comprends très intimement. C’est très beau et romantique de voir le monde comme un idéal, comme un enfant pourrait le regarder, mais c’est aussi une forme de tragédie. Il y a donc d’abord une rencontre intime avec ce personnage qui transcende les époques et le milieu. Mais je suis aussi très étonné du lien qu’il peut y avoir entre La loi du marché et Une vie, ce qui pourrait a priori sembler tout à fait saugrenu. Selon moi, ces deux films parlent de la fin des illusions et je crois que notre monde vit quelque chose de cet ordre-là. C’est intéressant de tremper sa plume là-dedans pour en faire état, car c’est un moment très important que nous vivons, très vertigineux. Une vie me permet de parler de notre époque d’une autre manière, plus romantique et métaphorique. Pendant des années, le pur intime des personnages me suffisait à construire des histoires, mais depuis quelques films, c’est une nécessité pour moi de mettre mes personnages en lien avec le monde. Alors certes, Jeanne n’est pas confrontée avec la douleur sociale d’aujourd’hui, mais la thématique dépasse très largement le cadre de son histoire personnelle.
Vous dites souvent que ce qui relie le personnage de Vincent Lindon dans La loi du marché et celui de Jeanne, c’est la haute idée qu’ils ont de l’homme. Avez-vous pu réaliser Une vie parce que vous avez fait La loi du marché ?
Je suis convaincu que sans La loi du marché, je n’aurais en effet pas su réaliser Une vie. Je l’aurais sans doute bien moins bien raconté, car à l’issue du montage image de La loi du marché, j’ai complètement réécrit Une vie, en le situant intégralement du point de vue de Jeanne. Au départ, je m’étais autorisé à ne pas être complètement dans les pas de Maupassant en ayant un point de vue plus éclaté. Mais quand j’ai découvert la puissance que cela pouvait revêtir d’être autant dans le point de vue du personnage, j’ai réécrit Une vie pour le nourrir de ça.
Ensuite, il y a d’autres résonances entre les deux films dans la mise en scène, la caméra à l’épaule, une démarche qui est très liée au documentaire dans sa façon d’appréhender le récit. Je ne cherche pas une intrigue bien ficelée, avec le bon élément de narration qui fait rebondir le récit. Je ne prétends pas réinventer le récit, mais je le nourris du point de vue du personnage. Les scènes du film sont reliées par une problématique qui appartient au personnage principal, pas forcément par une intrigue.
Cela se joue dans le découpage du film, la façon dont vous faites usage de l’ellipse ?
J’ai toujours utilisé des ellipses fortes, car j’aime étirer le temps à l’intérieur des séquences pour accéder à une forme de vérité. Mais pour m’autoriser cela, il y a nécessité que l’histoire avance tambour battant, pour ne pas perdre le spectateur. J’aime par exemple entrer dans une séquence et en sortir avant qu’elle soit terminée, sans transition. Cela permet d’être toujours dans l’étonnement et la découverte. J’ai cette réflexion permanente sur le dynamise du récit pour ne pas m’ennuyer devant mes propres films.
Adapter ce roman, c’est aussi se questionner sur la retranscription du temps. En deux heures de film, je dois raconter trente ans de la vie de Jeanne et, ce qui est incroyable, c’est que le romancier et moi convoquons des outils exactement à l’opposé, lui celui de la chronologie du temps, et moi celui de l’ellipse qui est par essence du « non temps ». C’est zéro seconde pendant laquelle je peux faire passer trente ans. C’est l’outil qui me paraît le plus juste pour rejoindre l’expérience du temps du romancier. Ce qui est la preuve qu’on ne peut pas raconter les histoires de la même façon. Quand j’ai adapté Mademoiselle Chambon d’Eric Holder, je n’ai gardé qu’une seule scène du roman. Et pour autant, l’auteur ne s’est pas senti trahi, il a décrit mon film comme un prolongement de son roman.
Quelles sont les difficultés d’adapter le roman de Maupassant ?
Avec Maupassant, le roman est tellement bien écrit qu’on a l’impression que le scénario est déjà prêt, qu’il suffit de se mettre dans ses pas pour l’adapter, alors que c’est tout à fait inexact. Si j’avais voulu faire une adaptation linéaire, il aurait fallu que je tourne une série télé de dix heures, ce qui m’aurait permis de développer les événements de façon complètement différente. Cela ne veut pas dire que c’est moins profond en deux heures, mais je dois le faire avec d’autres outils de narration.
Cependant, à la différence de Mademoiselle Chambon, Une vie existe dans l’inconscient collectif, beaucoup de gens l’ont lu, se souviennent de scènes, d’événements ou de phrases dont je ne peux pas faire abstraction. Si pour des raisons de coût, je dois supprimer un événement du roman, je dois remplacer ce mouvement narratif par autre chose. Il faut relier les éléments saillants du récit par un chemin de cinéma qui est le mien. On peut penser que cette adaptation est fidèle à Maupassant alors qu’elle ne l’est pas dans le cheminement, même si tous les éléments forts du récit sont là. Je n’ai pas de déférence particulière par rapport à Maupassant, j’ai de l’admiration pour l’auteur, mais moi, mon boulot, c’est de faire un film et pas une illustration. Il faut que je fasse un film qui me ressemble et qui fonctionne indépendamment de la lecture de Maupassant. Le fait d’avoir mis cinq ans pour le réaliser m’a aussi permis d’oublier le roman.
Pouvez-vous nous parler du format carré dans lequel vous avez tourné. Il est inhabituel pour un film en costume.
Quand on fait un film en costumes, on est très encombré par tous les autres films en costumes qu’on a déjà vus et qui sentent pour la plupart la naphtaline. La seule chose qui m’intéresse est de capter du réel. Ma démarche est très documentaire, ce qui peut paraître plus évident dans La loi du marché, mais c’est pourtant exactement la même chose pour Une vie. La fiction existe par le scénario, mais quand j’arrive sur le plateau, je vais filmer Judith Chemla, Jean-Pierre Darroussin ou Yolande Moreau. Je leur dis « Je vais faire un documentaire sur vous ». Je ne crois pas à cette notion de personnage, c’est le spectateur qui voit cela.
Puisque je vais filmer quelqu’un qui a un rapport singulier au monde, je vais chercher une actrice dont je pense qu’elle a un rapport au monde très intense. Si je me dis que ses parents ont un rapport au monde plus poétique, je pense à Jean-Pierre Darroussin et Yolande Moreau qui ont de cela en eux. Je les filme eux, en leur demandant un état de disponibilité, d’être, pas un état de fabrication. C’est un travail de dépouillement.
Concernant le format carré du film, je savais intuitivement que le regard de Jeanne buttant contre le bord du cadre allait être récurent, avec cette idée qu’elle est enfermée dans un monde et rêve d’un autre monde. Si je filme cela dans un format large, mon cadre devient très ostentatoire et très fabriqué. Or, je ne veux pas qu’on voie les coutures. Donc il me semblait beaucoup plus juste pour évoquer émotionnellement ce regard qui pense à un ailleurs, de l’inscrire dans un format carré, qui peut surprendre au début. Mais si j’avais filmé en Cinémascope, on aurait au contraire passé deux heures à voir ce que je faisais.
Vous filmez aussi caméra à l’épaule, comme dans La loi du marché. Pourquoi ce choix ?
La caméra à l’épaule permet qu’il y ait toujours un petit vacillement, une oscillation qui traduit la flamme qui ne veut pas s’éteindre à l’intérieur de Jeanne. Il y a aussi une forme d’humilité dans la caméra à l’épaule, dans sa capacité de réinventer constamment le cadre. Le spectateur ne peut pas s’y installer, cela permet un sentiment de découverte et d’étonnement permanents. Et c’est aussi pour moi une façon de lutter contre un aspect un peu morbide du numérique. Je me pose beaucoup la question de la texture de l’image. Pour La loi du marché, j’avais volontairement choisi une texture numérique qui évoque l’aspect documentaire. On pourrait penser que Une vie a été tourné en 35 millimètres, mais ça n’est pas le cas. Nous avons fait des essais sur pellicule et je ne pouvais pas tourner des plans de plus de quatre ou cinq minutes, alors qu’il m’arrive de filmer des plans de vingt-cinq minutes. C’est pour cette raison que j’ai tourné en numérique, avec un travail de technologie en post production qui permet de retrouver une patine qui évoque les films du passé.
Vous avez tourné essentiellement en lumière naturelle, sans éclairage de plateau pour obtenir cette patine ?
Pour les scènes de nuit, il n’y a que des bougies. Pour les scènes de jour, il n’y a aucun éclairage artificiel sur le plateau, seulement un gros projecteur à l’extérieur qui stabilise la lumière et la sculpte avec des panneaux. J’ai aussi choisi de tourner en Normandie comme une forme de superstition de faire le film, précisément à l’endroit où se déroule l’histoire, mais surtout parce que la lumière y est très particulière, très fragile et changeante. Je n’aurais pas pu la retrouver ailleurs.
Vous filmez aussi les saisons et le rapport des personnages à la nature.
Dans le film, la nature passe moins par l’image que par le son qui est inconsciemment beaucoup plus puissant. Le son traduit pour moi la psychologie de Jeanne, j’utilise donc les éléments de la nature comme des éléments de narration signifiants de son état mental.
Quel est votre rapport à la musique dans le film ?
J’utilise toujours la musique comme une ligne d’écriture que l’image ou le son ambiant ne peuvent pas me donner. Dans le scénario, Jeanne joue du clavecin, mais au moment de tourner ces scènes, j’ai trouvé que ça sentait la naphtaline. Je n’avais donc plus de musique de film alors qu’au stade de l’écriture, elle me servait à traduire la psyché de Jeanne. Heureusement, lorsque nous avons enregistré les musiques avant le tournage, l’interprète qui a aussi composé l’une des mélodies avait eu cette intuition géniale d’amener dans l’auditorium son piano forte, en plus de son clavecin. C’est autour de ces mélodies qui résonnaient très justement au piano forte que j’ai choisi de travailler.
C’est mon septième film et j’ai toujours fait le choix de ne pas travailler avec des compositeurs de musiques de films. Je ne doute pas que certains réussiraient à composer un thème qui ne serait pas dans l’illustration et je ne peux pas nier non plus que la musique de Bernard Hermann fonctionne comme une ligne d’écriture très puissante des films d’Hitchcock, pour créer des émotions très fortes. Mais moi, je ne suis pas dans ce style de films-là. Pour Une vie, j’ai préféré prendre le son d’une scène pour le mettre sur une autre scène, ce décalage permet au spectateur de découvrir à la fois la cause et la conséquence au même moment. Ce n’est pas une façon de prendre la pause, je n’avais jamais éprouvé cela devant la table de montage. Il y a toujours une part du film qui vous échappe, le projet est plus grand que nous. C’est le film qui m’impose ce questionnement permanent et si je ne l’écoute pas, je vais directement la tête dans le mur. Il faut avoir la certitude de là où on va mais pas forcément celle de la façon dont il faut le faire.
On a l’impression que votre principale préoccupation a été d’éviter la mauvaise adaptation qui sent la naphtaline. Je pense notamment aux maquillages de vieillissement qui sont ailleurs souvent ratés.
J’ai fait des tests de vieillissement avant le tournage et s’ils n’avaient pas été concluants, j’aurais pu ne pas faire le film. Mais j’ai littéralement été scié quand Judith est sortie de la salle de maquillage. Son regard, le rythme de son corps avaient changé. J’ai voulu me battre contre ces images de films qui sentent la naphtaline dont nos cerveaux sont nourris, en accédant au réalisme de la langue, en évitant les anachronismes. Il peut cependant y avoir des films d’époque extrêmement sophistiqués et stylisés qui accèdent à une certaine vérité. Je trouve le Marie-Antoinette de Sofia Coppola excellent, car il traduit très bien l’énergie dans l’ennui de cette époque. Ce qui ne veut pas dire forcément que c’est parce qu’on fait porter des baskets roses au personnage qu’on le modernise, mais c’est une façon de dépasser le cliché. Le risque de vouloir sur-moderniser serait d’enlever non pas de l’époque, mais de l’intemporel. Si on se dit que Jeanne est comme une fille d’aujourd’hui et que je choisis de faire le film à notre époque, cela voudrait dire que je ne fais pas suffisamment confiance à son côté intemporel.
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