Dès qu’il s’agit d’émettre un jugement sur l’œuvre de Lars Von Trier, nous sommes confrontés à une contradiction profonde : d’une part, une nécessité (presque pulsionnelle) nous amène à défendre la radicalité d’un cinéaste qui a toujours fait de l’excès et de la frontalité un signe majeur de la modernité ; d’autre part, un besoin (d’ordre moral) nous engage à porter nécessairement un regard critique à l’égard d’un ensemble de films qui semblent se complaire dans la misère du monde. Tel était, par exemple, le cas d’Antichrist, son film le plus ambigu à ce jour, où le cinéaste danois avançait à travers une exigence visuelle anodine l’idée que la femme s’était infligée sa propre aliénation au fil des siècles, qu’elle était, quelque part, responsable et non plus victime de son hystérie.
Il est très difficile de mesurer le statut des personnages (systématiquement féminins) construits par Lars Von Trier : la fatalité s’impose à eux ou sont-ils maîtres de leur sort vital? Ces questions concernent, bien entendu, une très longue tradition christique qui s’est construit sur les principes de morale, rédemption, expiation et croyance en l’absolu. Ces aspects religieux ont nourri l’œuvre de Lars Von Trier, toujours hantée par des problèmes philosophiques et esthétiques fondamentaux, comme pouvaient l’être également les films de Dreyer ou de Bergman. Pour certains, Lars Von Trier incarne la pire idée qui soit de cinéaste d’auteur (de par l’us et abus qu’il fait de son très envié espace de visibilité et de la maîtrise de sa technique) ; pour d’autres il participe à assurer la responsabilité d’interroger frontalement des sujets urgents et graves qui font question.
Ces aspects s’actualisent obligatoirement dès que nous sommes confrontés à son dernier film, Nymphomaniac, qui de manière très spéculative a fait le pari de la provocation, avant même sa sortie en salles, afin de satisfaire les critiques pressés d’un « bon » objet très impressionnable. Nymphomaniac est un film malin fait par un enfant-terrible. Tout laisse présager un déluge d’encre.
Faire de la violence et de la littéralité la seule solution expressive possible ; tel est le positionnement, (cynique, malin, arrogant ?) de Lars Von Trier dans le paysage du cinéma contemporain. Il est très difficile de mesurer le degré de complaisance dont les images de Nymphomaniac sont affectées. Peut-être cela s’explique par la gravité d’un style qui affirme, dicte et impose une grille de lecture en mesure d’entraver, délibérément, tout positionnement critique à l’égard du discours transmis. Il ne s’agit pas pour autant de reprocher au cinéaste danois une affirmation discursive, mais de regretter notre impossibilité, en tant que spectateurs, de discerner ce que ces images taisent, cachent, occultent dans leurs compulsifs faux-raccords et micro-ellipses. Sans doute la séquence d’ouverture de Melancholia annonçait la fausse promesse d’un cinéma grandiose mais toutefois en mesure d’évoquer, d’illimiter la puissance affective des images.
L’ambition et condescendance du nouveau film de Von Trier s’expriment par la volonté de prétendre tout connaître sur le trouble psychologique de Joe (Charlotte Gainsbourg). L’arrogance visuelle de Von Trier s’exprime dans chacun de ses films, et dans Nymphomaniac en particulier, à travers le geste qui consiste à se placer en dessus des sujets qu’il traite, comme s’il détenait une sorte de vérité absolue, un geste qui prétend tout connaître sur tout, qui ambitionne, avec toute l’impudeur requise, nous connaître mieux que nous mêmes.
Le film porte en lui, ne serait-ce que par le sujet qu’il prétend traiter, le problématique irrésolue de l’identification au cinéma. La pornographie est factuelle et non pas affective, elle ordonne un commerce et non pas une question. Si Nymphomaniac est factuellement pornographique ce n’est pas tant à cause du sujet qu’il traite (ce serait le comble de l’abomination) mais par rapport aux modalités discursives adoptées.
L’exemplification absolue de cette logique s’exprime de manière très claire dans le Chapitre 3, intitulée Mrs. H, qui décrit ce moment de cinéma assez ordinaire où un homme marié décide de quitter sa femme et ses enfants pour entamer une relation de longue durée avec une jeune fille séduisante (en l’occurrence Joe). L’ironie dramatique de la séquence, on l’aura sans doute compris, est que ce pauvre type ignore complètement qu’il fait partie d’une grille sexuelle délibérément programmée car Joe entretient des multiples rapports sexuels avec d’autres hommes. Ledit mari se fait accompagner par sa femme et ses enfants chez Joe afin que toute la famille puisse connaître le nouveau quotidien du père de famille. Mrs H (Uma Thurman) est brutalement affectée par cette nouvelle réalité qui tombe sur elle et fait montre d’un dérèglement psychologique morbide qui consiste à augmenter le degré de son trauma en observant scrupuleusement, entre autres, le lit où son mari et Joe font régulièrement l’amour.
Ayant décrit la séquence, il importe de voir comment s’articule la mise en scène pour comprendre la grande sottise du projet de Von Trier. Traité sur un registre comique, le cinéaste détruit la force dramatique traditionnelle de ses reconnaissables faux-raccords en dépit d’un usage qui atteste de l’indifférence affective qu’il porte ses personnages, de l’absolu dédain à l’égard de l’humain. Quelque part, c’est là qu’on réalise que Von Trier ne sait pas construire la scénographie tragique de son sujet, que l’ambition du projet le dépasse, l’écrase, met en évidence la façon dont il se laisse emporter par l’aspect morbide et frivole de la nymphomanie (qui reste, malgré lui, une maladie réelle et grave et non pas un prétexte pour la provocation). C’est très exactement à ce titre, en aveuglant la possibilité d’une identification, ne serait-ce qu’infime, que Nymphomaniac est pornographique.
Il n’est pas question, pour autant, de dire que la nymphomanie doit rester un sujet intraitable. Il s’agit plutôt de rappeler qu’une certaine responsabilité doit motiver un tel traitement, qu’elle ne peut pas faire l’objet d’une bêtise formelle ni d’une ignorance avouée. Pour occulter l’évidence d’un traitement populaire, Von Trier revient sur ce qu’il aime déployer : son savoir, une argumentation teintée de références philosophiques qui « pardonnent » la vulgarité de la mise en scène ; Von Trier navigue, aussi, comme toujours, avec la possibilité de basculer dans une abstraction symbolique assez forte, évoquée ici à travers les multiples interruptions du récit qui cherchent à introduire des procédures métaphoriques où il est question d’assimiler la nymphomanie à l’art de la pêche.
Von Trier construit ses personnages selon une structure éminemment traditionnelle qui correspond à un clivage psychique, où les personnages s’organisent souvent en couple héros/antagoniste, ce qui veut dire, fondamentalement, que les personnages portent très ouvertement en eux leur propre ennemi, qu’ils se replient sur eux-mêmes. C’est à ce titre que Joe incarne le paradigme absolu de la population Von Trierienne ; elle somatise l’individuation d’une société vouée à ses propres besoins et pulsions. Elle est coupable de son malheur car responsable de ses choix vitaux. Impossible de ne pas voir dans ces postulats narratifs la figure problématique d’un cinéaste qui juge ses personnages et qui se satisfait dans le malheur du monde car celui-ci s’avère, après tout, éminemment propice à l’invention visuelle.
Nymphomaniac, Volume I – Sortie le 1er Janvier 2014
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