Grand manifeste politique, Timbuktu d’Abderrahmane Sissako saisit par sa vive inscription dans une actualité toujours plus déplorable que celle de la veille, mais également et surtout par son langage cinématographique, par la forme que prend l’engagement politique et humaniste dans les images et le récit.
Kidane est un berger, il vit avec sa femme et sa fille dans les dunes, à l’extérieur de la ville aux mains des djihadistes. Lui et quelques autres occupent comme cela des zones périphériques, des espaces qui sont autant d’instants visant à échapper à la violence et aux comportements absurdes – et « absurdisés » par le film – des occupants. Le film montre, expose, plutôt que de raconter. Ce qu’il raconte se trouve dans l’articulation des différentes séquences et personnages, dans les circulations entre les scènes et les espaces. Timbuktu montre une ville constamment réduite à n’être plus qu’un support à toujours plus d’immobilité et de silence des corps, à une socialité de plus en plus mince, opposant une foi belliciste forcée à un recueillement plus intérieur, comme celui de Kidane et de sa femme dans leur tente, face au désert.
Mais la violence phagocyte les bordures, et même ces zones de paix apparentes seront victimes d’une violence qui se répand d’autant plus tragiquement qu’elle est souvent montrée comme prenant son origine chez des êtres maladroits et ridicules. Les tortionnaires djihadistes sont régulièrement filmés comme « à côté de la plaque », parlant de foot, perdant leurs moyens face au caméscope destiné à enregistrer leur parole prophétique… Ces incursions comiques répondent à d’autres éclairs : ceux de la violence visuelle qui se manifestera parfois d’une manière extrêmement brutale, insérée entre les plans, comme étant déjà l’expression d’un traumatisme marquant durablement une terre et un peuple.
La grande réussite de Timbuktu vient de l’expression formelle et parfois métaphorique (mais jamais la métaphore n’existe que pour elle même, il y a toujours du drame, une séquence derrière) de la détresse ainsi que de la résistance à ce qui la provoque. La violence n’a pas lieu n’importe où. Le décor est fondamental et Sissako le filme merveilleusement. Entre les zones de bordure, la ville, le tout est approché comme un monde de lumière et de matières autant que d’êtres. La violence n’est jamais aussi désolante que quand elle s’incarne dans une rivière éclairée par un coucher de soleil. C’est également à la terre que la brutalité s’adresse, bien malgré elle, le film montre la tristesse des corps et des visages comme celle du sable et des maisons d’argile.
Film qui se ferme donc, qui se referme sur ses personnages condamnés, mais ouverture constante, espoir du dehors qui domine toutes les images, à l’image de la tente de Kidane, pas vraiment un intérieur, pas vraiment un extérieur, un espace intermédiaire et harmonieux. Le film est traversé de quelques séquences d’espoir symbolique, dont cette extraordinaire partie de football sans ballon, évoquant le tennis sans balle de Blow up, mais n’étant pas ici au service d’une modernité revendicatrice d’elle-même et de ses problèmes internes, mais bien une allégorie politique usant pour s’incarner d’un pur ressort cinématographique, sublimé par la musique qui enveloppe tout le film, à savoir un « oud » pourtant interdit aux protagonistes.
Timbuktu est un film de cinéma engagé, pour les hommes et pour le cinéma, croyant en ses capacités à avancer avec l’histoire, espérant même prendre une petite longueur d’avance, la regardant, la toisant sévèrement. Le projet n’est pas de faire savoir au monde que cette violence existe, certaines vidéos atroces existent pour nous le montrer plus directement, Timbuktu n’est pas là pour faire prendre conscience au monde que « ça arrive », le monde le sait, le débat est quotidien, Ambderramane Sissako fait un film, pas un débat radiophonique, et l’on ne peut que saluer le résultat. Espérons par la suite que le film aura les discours qu’il mérite, qu’il ne soit pas seulement une loupe vers le réel qu’il tente de mettre en scène, car ses dispositifs et enjeux purement cinématographiques sont peut-être les meilleures réponses temporaires aux questions que cet état du monde soulève.
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