L’art vaut-il qu’on se sacrifie pour lui ? Whiplash, film un peu toc dont son réalisateur Damien Chazelle avait déjà tiré un court-métrage, n’est pas le premier à affronter la question. L’artiste comme être à part dans la société, isolé pour atteindre la beauté : l’idée est usée jusqu’à la corde mais pourquoi pas ? Son pouvoir de séduction est intact. La quête de l’excellence justifie-t-elle d’endurer le martyre, de renoncer à toute vie sociale et, en l’occurrence, sentimentale ? Telles sont les questions qui travaillent Andrew (Miles Teller), jeune batteur de jazz qui entre en apprentissage auprès du tyrannique professeur Terence Fletcher. Pour que ses élèves donnent le meilleur d’eux-même, Fletcher, interprété par J.K Simmons en vieux lézard cabotin, n’hésite pas à les insulter et les frapper ou leur balancer les objets qui lui passent sous la main. Décelant un talent certain chez Andrew, Fletcher use de divers moyens pour l’entraîner au-delà de ses limites, passant par le harcèlement moral et l’opposant à divers concurrents pour l’amener à se dépasser.
Le film a principalement pour cadre les répétitions et les concerts, qui se succèdent comme autant de duels entre l’élève et le maître. Andrew pourra-t-il tenir le rythme, tout dégoulinant de sueur et de sang au dessus de sa batterie ? Jusqu’à quel point l’humiliation ira-t-elle? Fletcher va-t-il le blesser, vont-ils s’entretuer ? L’intrigue s’évade de ce canevas répétitif le temps de nous montrer les relations d’Andrew avec son père, quinquagénaire ratatiné quelque peu circonscpect devant le zèle de son fils, et pour mettre en place une relation amoureuse très vite avortée entre le jeune héros et Nicole, caissière de son cinéma favori. Ces récits annexes sont là pour expliciter un peu plus les enjeux : autour d’Andrew, des individus médiocres, sans réel but dans l’existence. Alors que lui a un destin à accomplir : il deviendra un grand batteur de jazz.
Whiplash est d’une efficacité redoutable. Si redoutable qu’elle en devient suspecte de servir de cache-misère pour un film dont les limites esthétiques apparaissent tôt. L’intérêt que le canevas a pu susciter en tant que court-métrage ne fait pas de doute. Etiré sur une durée de long, le programme s’avère répétifif et pêche par manque d’inventivité. Les séquences musicales sont découpées comme autant d’affrontements où la fascination tient au contenu hyper spectaculaire, mais du reste paresseusement mis en scène. Whiplash ne dévie pas de son petit confort formel, lancé sur une autoroute en pilote automatique, confiant dans la capacité à son contenu sensationnaliste de faire écran de fumée à la pauvreté formelle.
Le film ne se distingue en l’occurrence en rien du gros de la production cinématographique. Son coup de petit malin consiste à réduire le cadre sur le seul duel entre le prof et l’élève et à faire passer les armes du combat dans les baguettes du batteur. La monotonie guette mais l’intérêt est relancé de séquence en séquence par le grossissement des enjeux, passant de la salle de cours à un auditorium complet.
L’embarras vient du fait que le film n’a de cesse de proclamer combien l’excellence en art mérite qu’on se batte pour elle, qu’on lui passe tout quitte à se sacrifier. Et Andrew saigne, toujours un peu plus, le film n’en finit pas de le proclamer. Les blessures, la sueur, tout cela Chazelle le montre de façon fort prosaïque, car rien de doit échapper au spectateur (toujours soupçonné d’être un doux débile par les vendeurs de pop corn), quitte donc à surligner à grands coups de stabilo. Là où Whiplash échoue, c’est à proposer de réelles images de cinéma capables d’exprimer ce désir d’excellence.
On ne peut faire l’économie de la comparaison avec Les Chaussons rouges du duo Powell-Pressburger. Il suffisait d’une image pour concentrer tout ce qui travaillait la ballerine Victoria Page, hésitant à renoncer à la romance avec son amant compositeur afin de se vouer littéralement corps et âme à la danse : tout tenait dans le plan où le cordonnier tendait les fameux chaussons, ainsi présentés comme invitation à se damner pour l’art. Cette invitation valait aussi bien pour la danseuse que pour spectateur grâce au cadrage frontal en bord de rampe. Ces chaussons comme une tâche rouge sur l’écran prenaient la valeur d’un authentique affect, force expressive à l’intérieur de l’image, celle-ci comme écorchée par une couleur ayant autant à voir avec le désir qu’avec la mort.
Whiplash est loin d’une telle quête d’expressivité et se contente d’illustrer, baignant du début à la fin dans une même lumière jaune qui unifie tout. C’est une chose que de réaliser un film comme s’exécute une tâche, consciencieusement et proprement (Whiplash, c’est du travail bien fait). C’en est une autre que de proposer des images aussi fortes que savaient le faire Powell et Pressburger. Damien Chazelle, si préoccupé de la lutte contre la médiocrité menée par son héros, aurait pu faire preuve du même souci pour son film.
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