A l’écran, le compteur des naissances défile. Les zéros sont signifiés par des carrés blancs : une existence, annoncée à la population par des hauts parleurs qui refusent le silence et favorisent une politique nataliste. Une vie, de la naissance à la mort, du berceau à la barquette de viande hachée avec entre les deux un jeu qui impose sa règle : la loi du plus fort, bouffer ou se faire bouffer. La mère de Philippe le sait, elle raconte à son fils la fable de la maman ourse qui abandonne son fils pour qu’il s’endurcisse à l’épreuve des éléments et se suicide en se jetant du balcon de sa barre HLM. Le jeune orphelin grandit dans une institution en apprenant à « jouer », donner des coups plutôt que d’en recevoir, ne pas finir dans un body bag. Il rencontre Marie, qui le sauve de la pendaison, le couple se marie. Lui devient le cadre implacable et froid d’une société pour laquelle il fait passer des tests absurdes, soumet aux postulants des jeux psychologiques inouïs de violence, humiliants, qui nient toute notion d’humanité à la personne. Elle déteste ce que Philippe est devenu mais au sein de ce couple devenu silencieux, ce même silence refusé par la société, l’amour est toujours là, il se lit dans les regards, ne veut pas renoncer. Carré Blanc est l’histoire de cette amour, plus fort que cette société qui nie le bonheur.
Pour son premier long métrage, après une expérience de réalisateur de pub et un court métrage, Jean-Baptiste Leonetti ose une incursion isolée dans le cinéma de genre français en s’attaquant à un sujet d’anticipation. La démarche est déjà audacieuse en soi dans le contexte d’un cinéma hexagonale frileux qui hésite entre suivisme et complexe par rapport au modèle américain. Mais pour Jean-Baptiste Leonetti, le dilemme ne se pose pas, il choisit de tailler dans le vif, dans la viande, dans un geste d’une radicalité extrême, jusqu’au boutiste. Si Carré blanc est un film aussi dérangeant, peu confortable, c’est parce que la violence qu’il choisit de montrer ne se mesure pas en terme de sang versé mais repose davantage sur un malaise psychologique et parce que la société qui y est décrite est si proche de la notre mais devient cauchemardesque à la faveur de glissements subtils de la réalité . La violence s’insinue dans tous les interstices de la vie quotidienne, y compris au sein de la domesticité, de l’intimité des personnes. Le foyer du couple, avec son mobilier sous plastique, ses photos souvenir sous carton, reflète l’agonie d’un mariage rongé par l’incommunicabilité mais où subsiste un espoir de survie. Le sourire du gardien de parking qui se voudrait bienveillant se fige a contrario dans un rictus carnassier monstrueux. Le monde de l’entreprise est un lieu de prédation régit par ses instincts de survie animale et d’effets de meute.
Jean-Baptiste Leonetti signifie ce monde déshumanisé avec une grande économie de moyen et une direction d’acteurs sans faille. Il pose un regard de plasticien où l’architecture des grands ensembles, la crudité de la lumière, le son saturé de messages institutionnels et de bruits de jungle, la photo délavée participent de ce sentiment immersif. Entrer dans ce Carré Blanc n’est pas une expérience neutre dont on ressort tout à fait indemne. On est quelque part chez Kubrick, dans un cinéma froid, glacé, sans affects, il faut faire un effort, de survie littéralement pour aller jusqu’au bout puis digérer cette boule de cinéma âpre, loin du cinéma fast food sans saveur qu’on nous sert habituellement. Jean-Baptiste Leonetti a digéré lui aussi ce cinéma américain des années 70 qu’il aime, avec lequel il a grandi et qui plane au dessus de Carré Blanc, non pas pour réciter son catéchisme en singe savant, mais au contraire en le restituant dans une matière, une forme unique et singulière qui en font d’emblée l’une des figures incontournable d’un cinéma français nouveau, unique et audacieux. Vous voilà prévenus, vous pouvez éviter soigneusement de vous prendre cette grande claque cinématographique qu’est Carré blanc, mais vous passerez à côté d’une petite révolution qui fera inévitablement son chemin, hors des circuits mainstream, parmi les vrais amateurs de péloche couillue, pour devenir culte. C’est ce qu’on prédit à Carré Blanc sans prendre beaucoup de risques.
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