Certains films imposent instantanément une forme d’évidence, les premières minutes de L’apollonide – Souvenirs de la maison close ont ce pouvoir de sidération immédiate qui suffisent à convaincre le spectateur qu’il est face à un geste esthétique et théorique unique et rare. Il ne faut pas grand-chose pour entrer dedans – le film et la maison – un mouvement de caméra subtil et délicat, l’ambiance satinée des intérieurs cossus des salons ou l’on reçoit les clients, des paroles échangées comme dans un songe (« j’ai l’impression que je pourrais dormir mille ans »), un montage inattendu dans sa chronologie qui convoque la fantasmagorie.
Sommes-nous dans un film-cerveau ? Comme le délire d’opiomane de Robert de Niro dans Il était une fois en Amérique ou celui de Jack Nicholson dans Shining ? Comme chez Leone, il y a cette circulation des plans qui mélange le réel et l’imaginaire et brouille la perception du temps. Comme dans le film de Kubrick, il y a chez Bonello cette impossibilité de s’échapper d’un lieu clos où l’on revient malgré la mort, comme une malédiction, un destin tragique. Le film fait pourtant spontanément penser à un autre film de Kubrick, son dernier, Eyes wide Shut qui comme L’Apollonide ne parlait de rien d’autre que du désir masculin. Tom Cruise y courrait derrière des figures féminines fantasmées, de la Lolita provocatrice aux call-girls masquées des soirées huppées de la haute bourgeoisie new yorkaise, sans jamais réussir à y accéder.
Dans L’Apollonide aussi, les filles y sont comme déifiées, inaccessibles. Dans l’intimité de la « passe », ce sont elles qui ont le pouvoir sur les clients alors que ceux-ci ont l’impression de les posséder. « On ne sait jamais à quoi tu penses » demande l’un d’eux. « Moi ? Je ne pense rien » répond sa partenaire. Poupée ou geisha, ce sont les femmes qui mènent la danse, elles jouent un rôle dans ce théâtre qu’est la maison close. La théâtralisation est signifiée par la ritualisation des préparatifs et la géographie des lieux : les chambres du haut, la coulisse où les filles se préparent, enfilent leur costume, se maquillent pour entrer sur la scène, les salons et les chambres où se joue le jeu du fantasme masculin. Mais les prostituées ne peuvent pas être apprivoisées, elles sont comme cette panthère qu’on caresse en murmurant « Vuitton » : un corps collectif beau, fier et sauvage. Et le félin sait sortir ses griffes et montrer ses dents, instrument de la vengeance des filles sur ceux qui leur font du mal.
La violence est accessoirement le dernier moyen pour les hommes d’atteindre ces femmes. Violence psychologique, quand l’un d’eux prête à l’une des filles un traité médical prouvant une microcéphalie chez les prostituées, les comparant à des criminelles, niant leur moi intérieur, insultant leur dignité à défaut de réussir à posséder leur corps. Violence physique quand la « juive » est balafrée en un rictus obscène puis montrée comme une bête de foire dans les salons parisiens de la Haute Société. Il y a du Lynch dans ce que le film dit de la monstruosité de l’âme humaine, du Cronenberg dans la façon dont les chairs sont disséquées cliniquement. C’est tout le paradoxe du film et son immense force d’impact, que de mélanger la douceur satinée des lieux, l’élégance des décors, des costumes et des coiffures, avec cette violence quasi insoutenable, la drogue et la maladie. L’apollonide prend le risque du rejet et de l’ennui en un geste d’orgueil qui peut déplaire ou mettre mal à l’aise, mais se situe très au-dessus de ce qu’on peut voir au cinéma ces temps-ci.
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