The Grand Budapest Hotel, le nouveau film de Wes Anderson, commence par une succession d’emboîtements de récits. Dans la république de Doubrovka, une jeune lectrice se plonge dans un roman, The Grand Budapest Hotel. Saut temporel en 1985 : l’auteur, cadré face caméra, s’adresse au lecteur , soit au spectateur du film, en reprenant presque mot pour mot le texte liminaire du roman de Stefan Zweig, La Pitié Dangereuse. Les qualités d’un écrivain, nous dit-il, ne résident pas tant dans sa capacité d’imaginer, que d’écouter les récits que les gens viennent lui délivrer d’eux-même. Les sujets ne se puisent pas tant dans l’imagination que dans les histoires vécues des uns et des autres. De nouveau, flash-back, en 1968 cette fois : l’auteur raconte comment, jeune écrivain, il séjourna au Grand Budapest Hôtel, ancien palace en voie de délabrement, et fit la connaissance du riche magnat Zero Mustafa, propriétaire de l’établissement. Au cours d’un dîner, le milliardaire vieillissant va raconter comment, en 1932, jeune réfugié fuyant la guerre, il fit ses débuts comme lobby boy sous la houlette du flamboyant concierge Gustave H., avant de finir par hériter de l’hôtel.
Par cette succession de mises en abîme couvrant un vaste champ temporel, le film va gagner en ampleur et le récit qui occupera le plus de temps, celui situé en 1932, va gagner en signification. Plus que jamais, le cinéma de Wes Anderson, déjà porteur d’une tristesse sourde, dévoile toute sa portée mélancolique.
« La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c’est la littérature ». Cette phrase de Proust, tirée du Temps retrouvé, pourrait être le mantra du film. Le cinéaste dévoile tout ce que son goût du factice, sous des dehors frivoles, porte de profondeur. Bien décidé à repousser plus loin ses tendances, il signe un chef d’œuvre, à la fois confession et manifeste dandy.
Le héros du film, Gustave H., concierge du Grand Budapest, homme raffiné, cultivé, prévoyant, toujours prêt à coucher avec les vieilles clientes du palace, mène l’établissement à la baguette et participe beaucoup de sa réputation, jusqu’au jour où la richissime comtesse Madame D., propriétaire de l’hôtel et amante de Gustave, meurt assassinée. Supposé hériter d’elle du tableau de Renaissance Boy With Apple, Gustave H. se trouve aussitôt accusé du meurtre par la famille de la comtesse, les Desgoffe und Taxis, une bande de nazis voraces. Jeté en prison, le concierge ne pourra s’en tirer que grâce à la complicité de son lobby boy.
Jamais jusqu’à présent Wes Anderson n’avait traité une intrigue aussi fournie, fourmillant de personnages secondaires et de péripéties. Les décors se multiplient, s’entrechoquant en de violents contrastes tout en se faisant écho. Successivement, le Grand Budapest Hotel, la demeure des Desgoffe und Taxis et la prison se répondent par leur structure (couloirs, chambres, cellules, etc) tout en étant chacun l’antithèse de l’autre. Les teintes d’un gris doux dominent pour la prison, le rose bonbon et le mauve des domestiques en livrée à l’hôtel, et le noir, le marron dans la demeure de la famille. Le réalisateur n’avait jamais varié à ce point les gammes chromatiques dans un même film, chaque séquence étant dominée par une tonalité particulière. Jamais, non plus, le déroulement de l’histoire n’avait connu un tel emballement. De tous les opus d’Anderson, The Grand Budapest Hotel se rapproche le plus du cinéma d’action, tentation déjà présente dès Bottle Rocket, et vraiment confirmée avec les derniers (Fantastic Mr. Fox, Moonrise Kingdom) : fuites, courses-poursuites, évasions, pas de place pour les temps morts.
Surtout, le cinéaste, accusé d’être au bord de la répétition, surpasse la critique en poussant plus loin encore qu’auparavant son goût pour le faux. Mieux, il l’érige en valeur. The Grand Budapest est un hymne à la gloire de l’illusion, il révèle tout ce que ce cinéma, sous ses jeux formels, recèle de profondément mélancolique. Le factice n’est pas caché, il est dévoilé, il n’a de cesse de se signaler au spectateur. Les décors peints sont magnifiques mais avec juste ce qu’il faut d’irréalisme pour ne pas vraiment faire illusion. Les trains et les funiculaires ont des airs de beaux jouets d’enfant, et le Grand Budapest Hotel de maison de poupée. C’est le cinéma de Michael Powell et Emeric Pressburger, les cinéastes de Colonel Blimp et du Narcisse Noir, qui se voit convoqué, pour sa qualité justement de cinéma de studio avançant sur le fil ténu entre effort de réalisme et dévoilement du trucage. Le casting offre un déluge de noms connus, mélangeant les nouveaux venus (Ralph Fiennes, Jude Law…) aux habitués du cinéaste (Bill Murray, Owen Wilson, souvent pour le temps d’une séquence seulement). Cette avalanche de star renforce le sentiment d’assister au grand spectacle donné par une troupe qui s’en donnerait à cœur joie, décidée à pousser la fête plus loin encore qu’auparavant. La mise en scène d’Anderson, également, se fait plus systématique que jamais, avec ses visages cadré pleinement de face ou de profil, ses travellings lisses réglés au millimètre, travaillant aussi bien les horizontales que les verticales, notamment dans la séquence d’évasion de prison. Rien d’étonnant dès lors à ce que les acteurs n’aient de cesse de se déterminer dans le champ par rapport à la caméra, plutôt que la caméra ne se déterminerait par rapport à l’acteur. Rien d’étonnant, non plus, à ce que les personnages passent leur temps à prendre la fuite, ouvrir des portes, des trappes, de creuser des trous, tentant sans cesse d’ouvrir des brèches dans ce cadre implacable. Wes Anderson pratique un cinéma clos sur le studio, un vaste théâtre de marionnettes. Or ce théâtre n’est pas coupé du réel, il en est le reflet, un reflet amélioré, fantasmé, stylisé. Truffaut disait préférer le reflet de la vie à la vie elle-même, et c’est bien ce dont il s’agit ici.
Maniérisme ? Oui, car chaque plan porte la signature d’Anderson. Mais ce trait appuyé est loin d’être un effet de style prétentieux. C’est un aveu : aveu du goût du cinéaste pour les puissances du faux, pour leur pouvoir d’évocation. Plutôt que de copier la réalité, il la fantasme, il la remodèle selon ses désirs, et par cela même, il lui donne vie. Qu’importe si ce n’est qu’une illusion ? L’important est qu’elle fonctionne.
Ne faut-il pas voir dans Gustave H. l’alter ego du cinéaste ? Zero Mustafa le décrit comme un homme à la fois frivole, superficiel, mais aussi comme le héraut de la civilisation dans un monde de brutes. Face au nazisme qui monte, à la violence qui surgit (quelques éclats gore dans le film), Gustave H. incarne la résistance. En maintenant vivant par son mode d’existence, par sa simple façon d’être, un monde disparu, Gustave H. prouve la valeur de la vie qu’on se raconte à soi-même et de la façon dont on se construit un personnage. Peu importe, dira Mustafa, que son monde éteint n’ait jamais existé, ce qui compte, c’est qu’il ait continué de le générer par sa seule existence. Et, partant, de l’opposer à la barbarie. Qu’importe que l’illusion soit illusion si elle est efficace ? La vraie vie, la seule vie vraiment vécue, c’est l’art. Or l’art, c’est la transition du réel par le regard du créateur. Les effets de dévoilement du faux employés par Wes Anderson rendent compte de comment le regard et la mémoire transmuent la réalité.
A la fin du film, l’hôtel se décrépit, promis à la destruction, tout comme dans La Recherche du temps perdu les êtres sont morts, les décors de l’enfance ont été détruits par la guerre. Rien ne reste de la gloire passée du Grand Budapest, mais Zero Mustafa continue d’y séjourner et de dormir dans son ancienne chambre de service. Dans Colonel Blimp, autre chef d’œuvre de la mémoire retrouvée, la maison où le héros a été heureux n’est plus qu’une ruine détruite par les bombardements. Restent les souvenirs, les récits du temps passé que l’on continue de se raconter parce qu’il ne faut pas les laisser mourir, et parce que leur puissance d’évocation vaut mieux que la terne réalité. Cachés dans les lignes des livres, des mondes continuent de vivre. Sur quelque chose d’aussi infime qu’un bout de madeleine trempée dans le thé, des édifices entiers peuvent se tenir en vie.
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