Au programme, quatre films de la sélection officielle dont deux en compétition, La loi du marché de Stéphane Brizé et Louder than Bombs de Joachim Trier et deux dans la section Un Certain Regard, Cemetery of splendour d’Apichatpong Weerasethakul et Las Elegidas de David Pablos.

Avec Cemetery of Splendour, le thaïlandais Apichatpong Weerasethakul revient en sélection officielle après la Palme d’Or d’Oncle Boonmee et Hotel Mekong présenté il y a trois ans en séance spéciale. Le dernier film d’Apichatpong est un émerveillement, une sidération poétique, une œuvre monumentale. Avec Cemetery of Splendour, le thaïlandais réaffirme la singularité de son cinéma et l’importance qu’il occupe dans la cinématographie mondiale. Le film prend à revers les ouvertures de ses précédents longs métrages où la crudité d’un son naturaliste peuplé de forêt et d’animaux saisissait dans sa capacité à nous faire ressentir au plus profond la puissance des éléments. Cemetery of splendour s’ouvre sur les sons démoniaques d’une grue au travail que nous devinons car le plan reste d’un noir opaque. L’introduction parfaite pour un film sur la transformation, la transmission, le glissement d’une société traditionnelle vers l’occidentalisation. Dans la présentation du film, Apichatpong déclarait que c’était son œuvre la plus personnelle mais aussi la plus engagée dans un contexte de régime ultra autoritaire en Thaïlande. Et il s’agit bien de cela : la transformation d’une civilisation face à l’autoritarisme du régime mais aussi l’autoritarisme de l’Occident. L’histoire est fascinante. Des soldats atteints d’une mystérieuse maladie du sommeil occupent un hôpital provisoire dans une école abandonnée. Les fondations de cet hôpital sont celles d’un charnier où repose d’anciens rois qui devenus esprits continuent à livrer leurs batailles. Ces esprits absorbent l’énergie des soldats endormis pour décupler leur puissance. Jenjira, sur les pas de l’école de son enfance, se lie d’affection avec l’un des soldats et rencontre Keng, une jeune médium qui utilise ses facultés pour communiquer avec les hommes endormis.

Les scènes opératiques qui soulignent la transmission du monde d’aujourd’hui vers le monde d’hier sont des sidérations visuelles qui se caractérisent par l’apparition de tubes organiques fluorescents aux pieds des lits des malades au travers desquels le fluide énergétique irradie le plan et le spectateur béat devant tant de beauté. C’est sans doute aussi le film le plus anxieux du cinéaste, une anxiété du lâcher-prise face à la violence, de l’abandon face à la puissance des esprits, de la dénaturation face à la force des éléments. Jenjira, femme boiteuse, incarne la difficulté d’une société à s’ouvrir sur le monde tout en affirmant son identité. Ses jambes elles-mêmes se transforment en amas monstrueux de chairs incurables. On voit dans le film très peu d’animaux. Ni tigre, ni buffles, ni singes, omniscients. Simplement quelques volailles filmées comme des oiseaux migrateurs passant furtivement devant le perron des maisons traditionnelles. Les animaux les plus domestiques eux aussi suivent la ligne de fuite. Apichatpong nous rappelle également que c’est le plus grand cinéaste organique. L’humanité existe par la force des éléments et des esprits et participe à l’équilibre du monde. On y respire des flacons de sperme, on y urine et défèque beaucoup aussi. Mais surtout, on est immergé dans la puissance naturaliste de certains plans. Notamment celui fabuleux filmant le reflet du ciel dans la rivière avec l’apparition d’amibes comme des fœtus qui appellent à la vie. La contemplation de la rivière ou la ballade onirique de Jenjira et Keng dans une forêt peuplée d’esprit où l’on reconstitue les royaumes d’antan sont littéralement merveilleuses. Le film d’Apichatpong est le vrai grand choc de ce festival et on peut simplement regretter que sa sélection à Un Certain Regard ne lui permette pas de remporter la Palme d’Or car le thaïlandais présente tout simplement un film important.

A016

En compétition officielle cette fois, la bonne surprise vient du film de Stéphane Brizé, La loi du marché avec Vincent Lindon. A 51 ans, après 20 mois de chômage, Thierry (Vincent Lindon) finit par trouver un nouveau travail qui va le mettre très vite face à un dilemme moral. La tonalité du film est résolument sociale. Mais les partis-pris mis en scène par le cinéaste sont très excitants. Il présente son film comme un film de prison, d’incarcération sociale. Le premier segment du film montre Thierry à la recherche d’un emploi. On le voit se confronter aux assistants sociaux de Pôle emploi ou aux entretiens d’embauche sur Skype. Et systématiquement ces scènes sont construites comme des scènes de parloir avec au sein des plans la figuration d’une verticalité s’apparentant à des murailles de Chine entre Thierry et ses interlocuteurs. Un film d’incarcération aussi car Thierry occupe la grande majorité des plans, seul face à la caméra avec une présence très physique. A l’inverse quand d’autres personnages pénètrent les plans, Thierry se retrouve hors champ ou en demi champ comme pour signifier sa difficulté sociale, sa difficulté d’intégration. Finalement les seules scènes où Thierry existe au travers du collectif sont des scènes de familles filmées comme des promenades ou des parenthèses insouciantes. Notamment une scène de danse où Thierry apprend le rock noue la gorge d’émotion. Et puis il y a Vincent Lindon , exceptionnel, et prix d’interprétation en puissance. Il habite littéralement le film et cannibalise la caméra et tous les plans. On se réjouit de voir cet acteur hors norme prendre des vrais risques de cinéma. Avec Pater d’Alain Cavalier tout d’abord, Les salauds de Claire Denis ensuite et La loi du marché aujourd’hui. Un nouveau genre est né, le Vincent Lindon Movie et c’est extrêmement réjouissant.

Autre film captivant, Las Elegidas du mexicain David Pablos. Le film présente Sofia, 14 ans. Elle est amoureuse d’Ulises. A cause de lui, et malgré lui, elle devient la proie d’un réseau de prostitution dont Ulises est le rabatteur pour son père et son frère, voyous locaux sans état d’âme. Le film surprend car le cinéma mexicain nous a habitués à un traitement frontal des violences sociales du pays (armes, drogues, trafic, viols et décapitations). Généralement pas de hors champ, tout est montré sans nuance. Ce qui pose souvent l’éternel problème de l’utilisation et de la fascination de ce qui est dénoncé. Ici aucun parti pris de cette nature. Les scènes d’exploitation sexuelle sont toutes hors champs ou en ellipse. Le cinéaste se concentre sur les visages de la jeunesse de son pays et la difficulté à donner un sens à sa vie. Il filme les corps, la sexualité avec beaucoup d’élégance et sa mise en scène d’un Mexique des bas quartiers est impressionnante. Une belle découverte.

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Enfin, Louder than bombs de Joachim Trier était très attendu en compétition. L’auteur d’Oslo, 31 août présentait donc son nouveau film avec un casting de haute volée : Isabelle Huppert, Gabriel Byrne et Jesse Eisenberg. Il raconte le deuil d’une famille suite à la mort accidentelle de la mère incarnée par Isabelle Huppert et par ailleurs célèbre photographe de guerre. C’est dans le contexte de la préparation posthume d’une exposition sur son travail photographique que se révèlent tous les traumas qui gangrènent la famille depuis sa mort. Joachim Trier est sans conteste un très bon metteur en scène. La mise en scène chorale est élégante et la photographie somptueuse. Le film déçoit pourtant. Il ne décolle jamais car l’écriture est beaucoup trop littérale. Le scénario déroule sans surprise et l’émotion est totalement absente. On ne s’intéresse finalement qu’au frère adolescent, personnage échappé du Elephant de Gus Van Sant et du Benny’s Vidéo d’Haneke. Mais c’est trop peu.

Cemetery of splendour – Sortie en salles le 2 septembre 2015
Note: ★★★★★

La loi du marché – Sortie en salles le 20 mai 2015
Note: ★★★★☆

Las elegedias
Note: ★★★☆☆

Plus fort que les bombes
Note: ★★½☆☆

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