Versatile Mag : Évolution a-t-il été difficile à produire ?
Lucile Hadzihalilovic : Le film a été très difficile à financer. C’est une coproduction entre la France, l’Espagne et la Belgique. La personne qui a vraiment donné l’impulsion pour que le film se fasse, c’est Sylvie Pialat. Je pensais que ce serait plus facile parce que c’était un film de genre mais ça n’a pas été le cas, car en fait c’est un film de genre atypique. Il a été financé dans un système de films d’auteurs pour qui le fantastique n’est pas assez sérieux ni intelligent. On me disait que c’était impossible d’obtenir de l’argent du CNC ou des institutions européennes pour ce type de films. Les gens ne comprenaient pas le film, je pensais qu’Innocence m’aiderait pour cela mais ça n’a pas été le cas.
Il y a une tendance à aller vers le fantastique, mais j’ai l’impression que c’est quand-même très contrôlé.
Il y a des éléments fantastiques mais l’idée était de se promener d’un genre à l’autre, sans s’embarrasser des règles habituelles. Je voulais le faire à ma sauce, avec des tonalités différentes, entre l’horreur et la science-fiction, mais de façon allusive, pas de manière frontale. Au début, il y avait davantage de choses dans le scénario, le film était plus évidemment un film de science-fiction, mais j’ai dû couper, car on n’avait pas les moyens de le faire. Ça a rendu les choses plus abstraites et ramené le film vers plus d’imaginaire. On en apprenait par exemple davantage sur les femmes, mais je me suis dit qu’au final, le centre du film, c’est le petit garçon, son monde intérieur et ses sentiments. Le reste appartient à une mythologie et à des récits fantastiques qu’on connaît, qui nous sont familiers. Je crois qu’on devine le genre de créatures que sont ces femmes, sans avoir besoin de mettre les points sur les i. On n’a pas besoin d’expliciter si elles sont nées comme cela ou si elles ont elles-mêmes fait l’objet d’expériences.
Est-ce que cela ramène le film vers quelque chose qui relèverait du conte ?
C’est un conte fantastique, oui. Là, il y est question de quelque chose d’avant la sexualité, de plus primitif. C’est sur le corps qui change, la reproduction, la procréation, l’enfantement. Ce côté onirique aide à aller plus vers l’inconscient. Ces histoires-là se racontent mieux sans avoir à les verbaliser ou les intellectualiser.
Peut-on dire que vous faites un cinéma de sensations ?
C’est bien cela la démarche. C’est un voyage dans un lieu qui a pour objectif de provoquer des sensations. On a essayé d’être très concret, car le film est mental, mais il y a aussi de la matière : les textures, les algues, les couleurs, le son, les murs de cet hôpital. On voulait solliciter tous les sens et pas seulement le cerveau. Les lieux déterminent pas mal d’idées. Je pensais d’abord à l’hôpital, pas forcément au village, car je ne connaissais pas le lieu du tournage aux Canaries. Mais j’avais des références de peintres en tête, comme Chirico,les surréalistes, Dali, Tanguy, la façon dont ils ont représenté les bords de mer, à la fois physique et abstrait.
Qu’est-ce qu’Évolution doit à Innocence ?
Je n’ai pas volontairement voulu faire une sorte de diptyque. J’ai même essayé de m’en éloigner le plus possible en le faisant plus narratif, en allant plus vers le genre. Je vois bien les ressemblances entre les deux, mais j’avais commencé ce projet avant Innocence et à ce moment-là, le film tournait plus autour de la mer, du fils et de l’hôpital. Après Innocence, j’ai eu tendance à reconstruire un petit univers entier, c’est pour moi une façon de structurer le récit, avec le village, la communauté fermée, le rapport à l’océan, le rite, la biologie, les sciences naturelles… Je joue au docteur. Je suis fille de médecins, mes parents voulaient que je devienne médecin et du coup, je le suis un peu à travers mes films !
Pourquoi ce choix du cinémascope pour illustrer des films sur l’enfermement, l’anxieté ?
Le Cinémascope permet les deux à la fois. Il permet d’ouvrir mais aussi de fermer comme il est plus étroit. Quand j’ai tourné La bouche de Jean-Pierre, on a utilisé le Scope 16 MM. On a filmé dans un petit appartement et on s’est aperçu que le format apportait une oppression encore plus forte, ça oblige à faire des choix très forts : des fois on ne cadre pas les yeux ou pas la bouche, et les décors enferment les personnages. Si on fait un très gros plan du corps, cela lui donne une autre dimension. C’est pour cela que j’ai continué avec ce format dans mes films suivants. Dans Évolution, il y a à la fois les paysages qui sont très grands, mais aussi les détails du décor. Je pense que ça marche très bien. Cela donne une forme d’ampleur et un impact que les autres formats n’ont pas.
Vos films ont un aspect mystérieux, mais vous disséminez aussi des indices, des correspondances visuelles comme pour reconstituer un puzzle. Il y a un côté ludique.
Ça me fait plaisir que tu utilises ce mot-là, car en tant que spectatrice, j’aime me promener dans les films, avoir de l’espace pour me les approprier, les interpréter à ma façon. Je déteste qu’on me dise ce qu’il faut comprendre, qu’il n’y ait qu’un seul sens possible. J’essaie dans mes films d’être plus ouverte, car je pense que ça résonne plus fort chez le spectateur. Avec Alanté Kavaïté (réalisatrice de Summer Ndlr), ma co-scénariste, on s’est raconté une histoire très précise, même si on a dû couper dans le scénario, je ne le regrette pas. Cela a rendu les choses plus elliptiques et permet au film d’accéder à une forme d’abstraction.
Dans votre volonté de laisser les portes ouvertes au spectateur, votre cinéma se rapproche beaucoup de celui de David Lynch…
S’il y a quelque chose de David Lynch dans Évolution, c’est bien Eraserhead, que j’ai vu quand j’étais assez jeune. Mais tous ses films m’ont énormément marquée, sa façon de raconter des histoires me parlait beaucoup, cela évoquait aussi pour moi et d’une certaine manière, les films de Dario Argento. Ce sont des opéras, des films de la sensation où ce n’est pas l’histoire qui compte, mais l’impact physique et émotionnel qu’ils produisent, l’importance des lieux, d’une couleur. Il y a un sentiment de mystère du monde qu’on éprouve quand on est enfant, mais qu’on perd plus tard quand on commence à comprendre les choses et à les analyser.
Vous parlez de Dario Argento, vous avez fait appel à Manu Dacosse, qui a travaillé sur Amer et L’étrange couleur des larmes de ton corps, pour l’image du film. C’était pour cette référence au giallo ?
On a ça en commun avec Bruno Forzani et Hélène Cattet, et sûrement aussi avec Peter Strickland (réalisateur de Berberian Sound studio et The duke of Burgundy, Ndlr) d’aimer ces films-là. Il sont plus directement référentiels par rapport à ces formes-là. Quand j’ai vu Amer, ce qui m’a plu, ce sont les différentes ambiances du film, c’est à la fois le côté très artificiel des couleurs, mais aussi la partie en lumière du jour qui est très belle également. Je me suis dit que si je ne pouvais pas avoir Benoît Debie qui avait fait Innocence et qui est maintenant très demandé, je demanderais à Manu de travailler sur Évolution. Il est plus jeune, mais il commence à exploser aussi, il a fait des films tellement magnifiques visuellement (Alleluia, La dame dans l’auto avec des lunettes et un fusil… Ndlr), ce n’est pas un choix par défaut. On s’était mis d’accord sur les directions à prendre : avoir une image pas trop définie, avec de la texture, quelque chose de très plastique, le fait de jouer sur l’importance de la couleur, de mélanger des choses naturelles et artificielles. Comme on a eu très peu de temps pour tourner, on a surtout fait des plans fixes, sans recadrage, on enchaînait les plans sans story-board. Pour le cadre, je lui avais montré des films de Wakamatsu, comme référence.
Le premier plan aquatique est magnifique, c’est littéralement une plongée dans l’univers du film.
Pour moi, c’était important de commencer le film en franchissant un élément physique. La monteuse était effrayée par la durée des plans que je voulais, mais je me disais que si c’était plus court, cela aurait été plus documentaire, plus anecdotique. Je voulais une durée pour éprouver un sentiment d’immersion, pour prendre le temps de ressentir, comme une traversée de quelque chose avant d’entrer dans l’histoire. Je ne considère pas l’eau comme un symbole, même si ça résonne symboliquement. Il est question ici d’enfantement et de naissance, l’eau est un bon écrin. J’ai revu récemment le début d’Innocence et c’est vrai que le premier plan avec les bulles ressemble beaucoup à celui de la perfusion dans Évolution. Je cherchais en fait à filmer de façon à la fois abstraite et aussi très physique.
Vous tournez souvent avec des enfants, quelles sont les difficultés que cela peut engendrer ?
Le tournage avec les enfants est très réglementé. Ici c’était surtout très difficile physiquement, comme on tournait dans la mer, même si on était à deux mètres de la plage. Max Brebant, qui joue Nicolas, devait apprendre à faire de l’apnée, mais ça l’excitait beaucoup, ça lui plaisait. Il se fichait complètement de l’histoire, ce qui l’intéressait c’était le tournage. C’est un enfant très joyeux, qui rigole tout le temps, la difficulté était de lui faire exprimer la peur. Comme on n’avait que vingt-cinq jours de tournage, on a décidé de le faire jouer de façon un peu neutre, de voir à travers lui plutôt que de regarder ses émotions, ce qui ne l’empêche pas, à mon avis, d’être très touchant et charismatique.
Parlez-nous du choix de vos actrices, qui ont très peu de dialogues.
Je les ai choisies sur ce qu’elles dégageaient, leur physique et leur charisme, le fait qu’elles sont belles, étranges, inquiétantes et rassurantes à la fois. J’ai pensé très tôt à Julie-Marie Parmentier, mais plutôt pour le rôle de l’infirmière. Et Roxanne Duran, je l’avais repérée dans Le ruban Blanc. Elles ont quelque chose en commun, je trouvais important qu’elles soient attirantes. Juliette-Marie, qui joue finalement la mère me disait « Je ne veux pas jouer une méchante mère » . Je lui ai répondu qu’elle n’était pas méchante, qu’il fallait jouer le rôle avec douceur.
Entre Innocence et Évolution, tu as tourné un court-métrage, Nectar.
Entre les deux, j’ai pensé plusieurs fois qu’Évolution allait se faire rapidement, j’avais aussi un autre projet – qui était aussi un film de genre – qui ne s’est pas concrétisé. Un moment, j’en ai eu assez de ne pas tourner, j’ai donc réalisé Nectar qui a été bizarrement très facile à financer. Il y a moins d’endroits où trouver l’argent, il y a donc moins de gens qui doivent absolument comprendre le film. On a eu l’argent du CNC, mais il a fallu le passer comme film expérimental, ce qui est incroyable. Le film n’est pas expérimental, c’est juste qu’il n’y a pas de parole dedans. C’est tout de même assez symptomatique d’une méconnaissance. Je crois que les anglo-saxons sont plus familiers avec cette culture du genre, le fantastique, les mondes imaginaires. Il y a moins de séparation entre l’art et les formes populaires. Il y a plus de mélange, moins de condescendance vis-à-vis de ça. Ici, quand on parle de Lovecraft à des financeurs, ils vous regardent avec des yeux ronds, ils ne savent pas ce que c’est.
Évolution, sortie en salles le 16 mars 2016
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