Tout ou presque a été dit sur ce film, l’un de ceux qui maintiennent le regard fixé sur l’écran, qui suppriment la distance oeil-film, la fiction quasi expérimentale fait disparaître la salle, les autres spectateurs et son propre corps. Le magnétisme des images et des sons est tel qu’il transforme la séance en un bain de lumières changeantes, une expérience où s’interpénètrent deux récits, une histoire avec des personnages, et un récit de forme qui les enveloppe, présent dans chaque plan.
C’est de ce deuxième aspect du film dont il s’agira ici.
Les textes sur Bergman et notamment sur ce film ne manquent pas, mais une nouvelle question est ici posée, celle de la réédition, restauration en numérique d’un film qui parle de la matière filmique, celle de la pellicule.
Emmanuel Siéty dans son ouvrage « Fictions d’Images » (Presses universitaires de Renne, 2009) nous parle de cet aspect du film, de cette fiction d’image qui se file en parallèle du récit plus classique se déroulant entre Elisabeth Vogler (Liv Ullman) et Alma (Bibi Andersson). Il nous dit « dès l’origine, le défilement est accidenté, l’image coince, la lumière aveugle, la routine de la projection vole en éclat avant d’avoir vraiment commencé ». Ces quelques mots concernent les premières images du films, celles qui font démarrer la fiction en présentant au spectateur une mise en abîme du matériau filmique, qui rappelle que tout cela se passera sur une matière fragile, inflammable, en proie aux accidents techniques qui seraient également des accidents du récit. La pellicule est également menacée par des images subliminales, des insectes, une verge en érection…
La fiction d’image n’est pas simplement proposée dans cette séquence introductive, elle sera présente dans presque tous les plans du film, et elle concerne ce blanc qui se trouve derrière la pellicule, la lumière blanche étant le vrai danger du film. Quand Alma tire le rideau et que la pellicule « casse », coupant son visage en deux, c’est le blanc qui prend la place du morceau d’image manquant. Ce blanc, on le retrouvera dans de nombreuses lumières du film, menaçants les deux femmes, le soleil (Alma portera une paire de lunette de soleil qui semble lui avoir été imposée, pour se protéger de cette fiction d’image – la fragilité de la pellicule, le blanc… – qui les guette, elle et Elisabeth sans faire partie de leur monde diégétique.). Le blanc, c’est également celui du feu qui en noir et blanc devient pure lumière. Le feu qui consume le corps du moine dans la télé, sous les yeux révulsés d’Elisabeth. Il y a du blanc en profondeur de champ, derrière les portes, derrière les rideaux, qui sont la plupart du temps tirés pour ne pas laisser rentrer cette blancheur menaçante.
La clarté, le blanc, étant ce qui se trouve derrière les personnages, ce qui menace de les engloutir, il n’est alors pas étonnant qu’ils essayent de s’en protéger, et que cela fasse d’eux des figures vampiriques, amenant à cette scène où Alma suce, littéralement, le sang d’Elisabeth qui coule de ses veines meurtries.
Le numérique vient alors restaurer un film qui jure autant par ses personnages et dialogues que sa réflexion sur la matière. Le numérique pourrait alors être le sauveur de ces deux femmes, en supprimant la pellicule, en réduisant ses évocations à un simple artifice théorique, Elisabeth et Alma n’ont plus aucune raison de s’inquiéter, elles se trouvent en terrain sécurisé, la pellicule ne cassera pas, le blanc ne les phagocytera pas.
Quelque chose a donc disparu, le film devient alors un questionnement sur cette matière qui aujourd’hui s’en va. Sa restauration en numérique n’enlève rien à sa splendeur, mais oil se peut qu’il ne permette pas de ressentir ce risque, cet accident potentiel de la matière qui menace les personnages et le récit.
Persona rappelle constamment à ses personnages qu’ils sont menacés de disparaître dans le blanc. Sans pellicule ils meurent. Le plan dans lequel la pellicule brûle devient encore plus une donnée, une figure théorique qui confirme la fiction d’image en question, la métaphore filée qui court sur tout le film.
Un changement de matière s’est alors opéré, le silence des intérieurs qui faisait surgir les voix de la substance même des images n’est plus accompagné du petit vrombissement du projecteur.
Cette distanciation qu’exécute le numérique sur Persona apparaît pourtant comme l’une des meilleures choses qui pouvait lui arriver, les effets de cassures étant de toute manière faux, la distance que l’on a avec toute la réflexion formelle qu’entretient le film rend les images encore plus glaçantes, plus magnétiques encore.
L’incarnation s’est faite sur pellicule et se déplace sur des images 4K, le rayonnement est là, la matière observée devient alors matière morte mais pourtant bel et bien constituante de l’image.
Persona, sortie en salles le 4 mars 2014 et en blu ray (StudioCanal) le 25 février 2014
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