Les Chiens errants signe le retour du taïwanais Tsai Ming-Liang, l’auteur de La Saveur de la pastèque. Conjointement à la sortie de ce nouvel opus, une rétrospective lui est consacrée à la Cinémathèque française. C’est l’occasion de découvrir une filmographie aride, diversement appréciée, mais pas sans mérite.
Les Chiens errants s’ouvre sur un long plan-séquence : dans une chambre aux murs décrépits, une femme (Lu Yi-Ching) brosse ses cheveux tandis que deux enfants reposent sur un matelas. Le film va suivre ces enfants, ainsi que leur père (Lee Kang-Sheng), un homme-sandwich brandissant toute la journée une pancarte d’annonce immobilière sur les bords des routes de la banlieue de Taipei. Quant à la femme, une employée de supermarché, son statut restera incertain jusqu’au bout : femme ou amante de l’homme, mère des enfants ou nourrice improvisée…
Le film se constitue d’une succession de longs plans, fort contemplatifs, montrant des agissements quotidiens et infimes, des errances, à l’image de ces chiens de rue errant dans un immeuble laissé à l’abandon. Le réalisateur nous donne à voir le quotidien d’une famille plus décomposée que recomposée, où face à la détresse du père, le petit garçon et la petite fille paraissent plus dégourdis. Ils passent leurs journées à flâner alternativement dans des supermarchés et dans des espaces de verdure à la lisière de la ville. Le décor, c’est cet espace urbain anarchique, parsemé de constructions abandonnées, pas même achevées, que le père tentera de quitter dans une tentative de fuite aussitôt avortée. La foule est anonyme, les passants et les voitures défilent indifféremment devant l’homme-sandwich immobile, exposé au vent et à la pluie. Après l’avoir montré dans un plan large, la caméra vient serrer le personnage du père, quelques séquences plus tard, dans un cadrage rapproché, nous montrant son visage désemparé où coulent les larmes et de la bouche duquel s’échappe un poème.
Cet homme désespéré se montre à peine apte à s’occuper de sa progéniture et autant source de protection que de menace. Dans le premier tiers du film, il est montré contemplant une barque, sur une rivière, annonçant son désir de fuite. Plus tard, sous une pluie battante, il tente d’embarquer ses enfants pour un voyage au but imprécis, dans une séquence qui cite La Nuit du chasseur. C’est la femme, mère improvisée et protectrice, qui les extirpera de ce voyage à l’issue improbable. Dans une séquence saisissante, autant ridicule que touchante, le père trouve dans le lit un chou que les enfants ont remporté et grimé en visage humain. L’homme serre le légume contre lui, sanglote, avant de le dévorer, cristallisant le trop-plein d’affection à donner et le peu reçu en échange, l’excès d’amour se muant en violence dévorante.
Par ses choix formels, Les Chiens errants fait subir au public une épreuve de patience. Tsai Ming-Liang pose simplement sa caméra en laissant vivre ses quatre protagonistes (on ose à peine les qualifier de personnages), et déployant une trame à l’épaisseur infime. Les mouvements de caméra, quand ils ont lieux, sont de faibles ampleurs, constituant souvent des travellings panoramiques. Le film se présente ainsi comme une succession de tableaux qui sont autant de plans-séquences. Le montage adopte la forme de l’errance, les images se succédant a priori de façon arbitraire. Pourtant, tout en lenteur, tout en douceur, il permet de donner à voir le développement des relations d’affection qui se tissent entre le trio enfants/père/femme, cette dernière se présentant comme figure de plus en plus protectrice. Quelques séquences sont plus découpées selon des logiques d’efficacité, dans ces quelques scènes où le rythme s’emballe, telle celle de la fuite en bateau.
Tsai Ming-Liang se dit, en interview, lassé des « machines à raconter des histoires ». Son dispositif, aussi radical soit-il, ne fait pourtant pas autre chose. Seulement, il procède autrement et raconte, ainsi, un autre genre d’histoire, un récit dégraissé, réduit au simple exposé d’affects. A coup sûr, Les Chiens errants se verra qualifié de vain film prétentieux par les plus pressés. Pourtant, les options prises par le cinéaste se révèlent plutôt comme une forme de réalisation des idéaux de réalisme bazinien, et volonté de laisser se déployer la réalité devant l’œil objectif de la caméra, laissant le réel découvrir ses grâces et des laideurs, le travail du réalisateur se résumant à celui de collecte et mise bout à bout de ces fragments temporels. Dès lors, dans ces longues portions de temps se produit-il parfois quelques miracles. Ceux qui accepteront de se laisser emporter sur cette rivière au cours languissant y trouveront à coup sûr ces instants de fulgurante beauté.
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